Les Lendemains

Auteur : Mélissa Da Costa
Editeur : Le Livre de Poche

Réfugiée dans une maison isolée en Auvergne pour y vivre pleinement son chagrin, Amande ne pensait pas que l'on pouvait avoir si mal. Les jours se suivent et dehors le soleil brille, mais, recluse, elle refuse de le voir. Lorsqu'elle tombe par hasard sur les calendriers horticoles de l'ancienne propriétaire des lieux, elle décide pourtant, guidée par les annotations manuscrites de Madame Hugues, d'essayer de redonner vie au vieux jardin abandonné. Au fil des saisons, elle va puiser dans ce contact avec la terre la force de renaître et de s'ouvrir à des rencontres uniques. Jusqu'à ce que chaque lendemain redevienne, enfin, une promesse d'avenir.
Un roman subtil et plein d'émotion qui nous invite à ouvrir grand nos yeux, nos sens et notre coeur, et un formidable hymne à la nature qui nous réconcilie avec la vie.

7,90 €
Parution : Février 2021
Format: Poche
384 pages
ISBN : 978-2-2530-7990-3
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Extrait

La serrure rouillée cède difficilement. L’homme est obligé de forcer, de retirer la clé, d’essayer encore. Ici aussi il fait terriblement chaud. Pas aussi chaud qu’en ville ou qu’en plaine, mais tout de même. La température avoisine les trente degrés. L’homme souffle, semble réfléchir une seconde, puis donne un léger coup d’épaule contre le bois de la porte, en même temps que la clé tourne. Un déclic : le lourd panneau à la peinture écaillée cède et bascule vers l’intérieur, vers l’obscurité, la fraîcheur.
La maison n’a pas dû être ouverte depuis des mois. Une légère odeur rance y flotte, mais l’im‐ pression désagréable est balayée par la fraîcheur qui y règne. Vingt‐deux degrés : j’ai le temps d’es‐ timer la température intérieure. Pas plus. Parfait. J’entends l’homme qui s’active à côté de moi, pose sur le sol sa pochette professionnelle en simili‐ cuir. Des clés tintent. Il les range dans sa poche de pantalon.
« Je cherche l’interrupteur », précise‐t‐il.
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J’attends sagement, debout dans l’entrée sombre. Je n’ai rien de mieux à faire. Attendre est devenu ma seconde nature depuis ce soir du 21 juin. Mon unique occupation. Il souffle. La chaleur ? La difficulté de chercher à tâtons ? Je ne l’aide pas. Je n’y pense pas. J’attends.
Un temps indéterminé s’écoule entre les murs épais de la vieille maison. Je note l’absence de voisi‐ nage et le silence. Ça aussi, c’est une bonne chose.
« Et voilà, excusez‐moi. »
Soudainement la lumière éclaire l’entrée. L’agent immobilier essuie son front, m’adresse un sou‐ rire désolé. Il est persuadé que je vais m’enfuir en courant. La faible luminosité de l’ampoule, l’odeur rance de l’intérieur, la porte qui peine à s’ouvrir – le bois a gonflé sans doute... Pourtant je ne me sauve pas en courant. J’observe le couloir où je me tiens. Un couloir sombre sans fenêtre. Un carrelage d’un marron cuivré. Des murs blancs. Des plinthes en bois foncé. Un tableau représentant une église en pierre.
Des bruits de feuilles qu’on extrait. Il relit ses notes. Il n’est pas au point. Il essuie encore son front moite. Je ne bouge pas. Je ne demande rien. Il va y venir. Ou pas. Peu importe.
« Une maison de 1940. La façade a été ravalée il y a dix ans. Le toit a été isolé l’hiver dernier. »
Je crois noter une lueur de satisfaction dans son regard. Un argument de choc sans doute. Je fixe sans vraiment le voir le tableau représentant l’église.
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« Une surface de soixante mètres carrés. La porte sur votre droite mène à la chambre et celle de gauche à la salle de bains. »
Il tend une main, me scrute. Il me faut plusieurs secondes pour comprendre qu’il m’invite à avancer, à faire quelques pas et à pousser la porte de droite. Mon esprit est lent. L’homme finit par me précéder avec un nouveau sourire désolé.
Cette porte‐ci s’ouvre plus facilement. À part un léger grincement, rien de notable. Ses pas dis‐ paraissent, s’étouffent. J’en déduis la présence de moquette.
« Je vais ouvrir les volets. »
J’attends. Le bruit d’une poignée qu’on active. Un grincement rauque. Un rai de lumière faiblard. Une poussée plus franche qui provoque un grince‐ ment affirmé, celui‐ci. La seconde d’après, la lumière pénètre dans la pièce. Un rayon de soleil percé de grains de poussière qui volent nonchalamment. Je distingue une moquette, effectivement, du même marron cuivré que le carrelage du couloir. Un lit également. Grand. Une tête de lit en bois massif et lourd, sombre. Une armoire à l’ancienne, bois brut, haute. rien de plus. L’essentiel. Ça me va. Je ne demande rien. Du silence, de la fraîcheur et moins de soleil.
« La fenêtre donne à l’est. Vous pourrez voir le lever du soleil sur la forêt si vous êtes une lève‐tôt. »
Il ne sait pas, lui, que je compte ne pas ouvrir les volets. rester dans le noir.
« Vous avez des questions ?
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— Non.»
Surpris, pas surpris ? Je ne m’attarde pas sur son visage. J’attends juste. La fin de la visite. Les clés. M’enfermer.
On repart en direction du couloir. Porte de gauche cette fois. Même manège. Volets qui grincent. Lumière qui entre. Une baignoire à l’ancienne, d’un affreux saumon. Un bidet. Qui utilise encore ça ? Un lavabo. Quelques rangements.
« Il faudra laisser couler l’eau un petit moment... Elle a été coupée depuis un bout de temps. J’imagine qu’elle sera un peu jaune au départ. »
De l’eau jaune. De l’eau transparente. De l’eau, en somme.
La lumière tremblote quand nous reprenons le couloir. L’ampoule sera à changer. Il pousse la dernière porte, toussote. La pièce est poussiéreuse sans doute. Quelques secondes sont nécessaires entre l’activation de l’interrupteur et l’apparition d’une lumière blafarde. La pièce est dans le même goût que les précédentes : un carrelage sombre, une cuisine équipée en bois foncé, un papier peint saumon orné de motifs de bambous blancs. Une fenêtre s’écarte, les volets suivent pour permettre à un air plus pur d’entrer. La luminosité m’oblige à plisser les yeux. Ce soleil m’insupporte. Ce ciel bleu est une insulte. L’homme parle et je me détourne de la fenêtre. Je recherche la fraîcheur, l’obscurité de nouveau.
« Comme vous pouvez le voir, l’ancienne proprié‐ taire avait un jardin. Il est laissé à l’abandon, mais
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quelques coups de pioche permettront de le réhabi‐ liter si l’envie vous en prend. »
Il s’interrompt. Il me fixe, je crois.
« Vous ne regardez pas ? tout va bien, madame ? Vous craignez la lumière ?
— Une migraine.
— Pardon. Je vais refermer. »
Je lui en suis reconnaissante. Il poursuit, persuadé
qu’il faut tout ça pour signer le bail aujourd’hui : «La précédente propriétaire était une vieille dame. Elle est décédée il y a trois ans. La maison est restée inhabitée depuis... Non qu’elle ne soit pas en bon état, bien au contraire, elle a été parfaitement conservée par la fille de cette dame, qui vit à l’autre bout de la France, mais qui revient ici une fois par an pour faire un peu d’entretien. L’isolation du toit l’an
dernier, notamment... »
Je n’écoute plus vraiment. Il ne s’en aperçoit pas.
« Non, le problème c’est que les gens fuient les
zones rurales. C’est partout pareil. L’Auvergne, ça ne fait plus rêver grand monde.
— Les meubles resteront ? »
Il acquiesce, pas plus vexé que cela d’avoir été interrompu.
« Bien sûr. tout restera. La fille de Mme Hugues, la précédente propriétaire, a voulu conserver l’intérieur ainsi que les effets personnels. Elle envisage peut‐être de s’y installer un jour... Pour la retraite par exemple. Les affaires personnelles sont dans le grenier, à l’étage. Elles sont bien ordonnées, dans des cartons, mais si elles vous gênent, je peux éventuellement la contacter...
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— Ça ne me gênera pas. »
Il se frotte les mains avec satisfaction.
« Je vous laisse peut‐être faire un deuxième tour de
la maison à votre guise ?
— Non. Ça ira.
— Le jardin peut‐être...
— C’est que je suis pressée. — Ah...
— On pourrait signer les papiers maintenant ? »
Il tombe des nues, je le vois. Il ne s’attendait pas à l’emporter aussi facilement. Une maison qu’il a sur les bras depuis trois ans. Une seule visite et l’affaire est conclue.
« Vous êtes sûre de vous ? »
Il se surprend lui‐même à le demander, je le lis sur son visage.
« Oui.
— Bon, alors... Oui, j’ai les papiers dans ma voiture mais... il va me falloir des pièces justifica‐ tives. »
Je n’attends pas la fin de sa phrase pour me mettre à fouiller dans mon sac à main. J’ai tout préparé, soi‐ gneusement rangé dans une pochette en plastique chacun des documents demandés. L’avis d’imposi‐ tion, mes derniers bulletins de salaire, le papier du notaire concernant le testament et la somme d’argent me revenant, ma pièce d’identité.
« Oh... tout est là ? C’est parfait ! »
Nous nous installons à la table de la cuisine pour remplir le bail et procéder aux différentes formalités.
« Vous attisez ma curiosité. » 14

Il me faut quelques secondes pour comprendre qu’il s’adresse à moi, et constater qu’il a terminé de ranger les pièces justificatives et m’observe, les deux mains à plat sur la table.
« Pardon ?
— Vous êtes de la région ?
— Non. Je vivais en région lyonnaise.
— Pas de famille dans le coin ? »
Je secoue la tête. Il émet un bruit de succion censé
traduire son étonnement.
« C’est une drôle d’idée pour une femme seule de
venir s’installer dans un coin si isolé. »
Il n’obtiendra aucune réponse de moi, ce qui clôt
notre conversation. Je lui rends le bail signé en deux exemplaires, le stylo Bic bleu.
« Bien, alors on peut passer à l’état des lieux. »
Je laisse la porte ouverte jusqu’à ce que la voiture de l’agent ait disparu au bout de l’allée, puis dans la forêt dense qui couvre les collines environnantes, je referme le lourd panneau. L’obscurité, le silence, la fraîcheur. Je reste de longues secondes adossée à la porte en bois, m’assurant qu’il ne reviendra pas, que je suis seule, enfin.
Je n’ai pas pris beaucoup d’affaires avec moi. Une seule valise, qui se trouve dans le coffre de ma voiture et qui attendra. Le reste, les photographies surtout, j’ai tout laissé. Je ne veux rien qui me rappelle ma vie d’avant. L’avant 21 juin et la soirée qui a suivi.

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