Avant que tu ne meures (Siri Bergman, 3)

Auteur(s) : Camilla Grebe, Asa Träff
Editeur : Le Livre de Poche

Février 2005. Une adolescente est témoin d'un meurtre brutal dans le parc d'un quartier huppé de Stockholm.
Cinq ans plus tard. La psychologue Siri Bergman a enfin trouvé un semblant d'équilibre après le suicide de Stefan, son mari. Jeune maman, elle vit à présent une belle histoire d'amour avec Markus. Jusqu'au jour où, en faisant du tri dans les affaires de Stefan, elle découvre un lien improbable avec le meurtre survenu dans le parc cinq ans plus tôt. Alors qu'elle pensait avoir surmonté son traumatisme, Siri se fait irrémédiablement aspirer par le passé. Connaissait-elle réellement son compagnon  ? Était-il impliqué dans le meurtre  ? S'est-il vraiment donné la mort  ? À mesure qu'elle avance dans ses recherches, son obsession grandit et sa vie menace de s'effondrer.

Traduit du suédois par Anna Postel.
9,90 €
Parution : Septembre 2025
Format: Poche
512 pages
ISBN : 978-2-2532-4550-6
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Extrait

Elle était une bulle de savon, flottant à travers le parc, en apesanteur. Une brindille poussée par le vent. Les ténèbres nocturnes arboraient dans leur chevelure des cristaux noirs, et les étoiles fondaient vers elle depuis les innombrables cieux qui se pressaient dans l’univers et au-delà, à l’endroit où l’espace et le temps prennent fin, ouvrant sur un néant obscur.
Le sol était enveloppé dans une épaisse couverture d’un blanc étincelant. L’église se dressait au loin, comme il le lui avait dit. Des tours pointues se découpaient contre le ciel comme de gigantesques canines jaillissant de l’humus gelé. Derrière l’église s’étendait Karlaplan avec le métro qui la ramènerait chez ses parents à Farsta.
Bien qu’elle ne fût plus Anna, une ado de banlieue boutonneuse aux idées noires, mais une éblouissante créature éthérée, détachée de toute considération terrestre, les événements de la soirée s’insinuaient à travers la gaine résistante formée par la bulle de savon. L’appartement dénué d’éclairage. Robban, et le type sans nom à la peau noire qui fumait en ricanant dans le canapé planté au milieu de la pièce. Le chat recroquevillé sur le rebord intérieur de la fenêtre, d’une maigreur effrayante, les oreilles plaquées en arrière, prêt à bondir si l’on menaçait de s’en approcher.
Et puis Marko, bien sûr.
Marko qui avait la peau si douce, bien qu’il soit encore plus vieux que son père à elle. Marko qui avait les plus beaux yeux du monde. Des yeux qui la contemplaient avec une tendresse mêlée de concupiscence. Il ne s’était jamais éloigné de plus d’un mètre d’elle. Sa main semblait toujours vouloir rester en contact avec son corps, son épaule, son bras ou sa cuisse. Parfois, ses doigts la serraient si fort qu’elle en avait les larmes aux yeux. D’autres fois, cette main se posait délicatement, comme une feuille.
Mais elle était toujours là.
Elle frissonna.
Au loin, elle distinguait le rugissement d’un moteur qui gagnait en puissance. Elle se rendit compte qu’elle pouvait voir le bruit, lequel disposait d’une couleur et d’une forme. Noire, duveteuse, plantée de dents de scie affûtées. Un nuage sombre qui se dilatait et se contractait, équipé de milliers de lames d’acier rotatives.
Qu’avaient-ils gobé ce soir ?
Il avait appelé ça un cocktail chimique. C’était une sorte d’acide, en tout cas, elle l’avait bien compris. Pourtant, elle avait beau être encore défoncée, ses pensées n’avaient jamais été aussi limpides. Elle comprenait l’existence, se sentait une affinité avec les plus infimes flocons de neige et cailloux dans le parc, elle entendait les arbres, les buissons et les pierres murmurer, l’appeler.
À sa droite, un lampadaire clignota avant de s’éteindre dans un grésillement interminable. Elle avait beau savoir que les températures étaient glaciales, elle ne s’en rendait pas compte. Elle fixait avec étonnement la peau bleutée, hérissée de chair de poule de ses poignets, lesquels dépassaient de son fin pull à capuche comme deux baguettes de bois.
Devant elle s’étirait une route verglacée bordée de voitures de luxe. De l’autre côté de la rue, l’église était devenue gigantesque, une cathédrale qui s’élançait vers le ciel comme pour le toucher, grossissant à chaque instant. Elle continua à flotter au-dessus du sol, remarqua qu’elle changeait de direction, poussée par le vent.
Une bulle de savon, songea-t-elle, je suis une bulle de savon. Gracieuse, mais désespérément vide ! Cette réflexion lui arracha un sourire. Elle entendit un gloussement et comprit l’instant suivant qu’il venait d’elle.
De nouveau monta un vrombissement assourdissant. De nouveau, elle aperçut le nuage noir et ses lames dentées rotatives. Je pourrais avancer la main, se dit-elle, mais l’objet tranchant comme un rasoir me blesserait, me sectionnerait les doigts, en ferait de la chair à pâté sanguinolente.
Le nuage grossissait à vue d’œil. Elle s’arrêta, jeta un regard circulaire – le monde était de plus en plus flou, se changeait en brume aux reflets irisés. Soudain, un peu plus loin, apparurent deux points lumineux dont la taille augmentait à toute allure, devenant deux gigantesques projecteurs, des soleils, des supernovas, à deux doigts d’exploser pour vomir leur magma sur la Terre.
Lentement, elle comprit que ces astres brillants étaient les phares d’une voiture qui fonçait droit sur elle à vitesse grand V. Bien qu’elle sût qu’il lui fallait débarrasser le plancher, elle était incapable de se mouvoir. Au moment où le véhicule allait la percuter violemment, une brise délicate s’empara d’elle et la déposa de l’autre côté de la rue.
Puis-je éclater ? se demanda-t-elle. Si on me touche, si on m’effleure, vais-je disparaître et ne laisser qu’une trace savonneuse ?
Elle poursuivit son chemin sans regarder autour d’elle. Ses pieds foulaient soudain le sol et elle prit conscience pour la première fois du froid qui tenaillait ses chevilles. Le cocktail chimique était en train de quitter son corps. Ne resteraient bientôt que le vide, une angoisse lancinante et le désir insatiable d’en reprendre une dose.
Elle s’engagea dans l’allée qui menait à l’église, située dans la partie la plus sombre du parc. Autour d’elle se dressaient de grands arbres dont la canopée dissimulait le ciel constellé d’étoiles, formant un immense toit organique, un entrelacs de branches et de feuilles. Dans l’obscurité profonde, le froid sembla soudain aussi impénétrable qu’une muraille de béton. Ses jambes devinrent lourdes, elle fut saisie par une douleur au vagin et une sensation gluante entre les cuisses.
N’en parle à personne, avait-il dit. Tu n’as pas atteint la majorité sexuelle. Elle avait éclaté de rire – tant pour le choix des mots que leur implication. C’était absurde. Après tout, elle avait presque quinze ans. Elle n’était plus une enfant. Robban et le Black s’étaient esclaffés de concert, comme les idiots qu’ils étaient. Marko leur avait dit de fermer leur grande gueule, sans retirer son bras de ses épaules.

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