Filigrane

Auteur : Isabelle Alonso
Editeur : Pocket

Sept femmes parlent de l'homme qu'elles ont aimé, pour lequel elles ont tout donné et parfois tout quitté. Sept femmes, sept histoires, sept manières de se laisser emporter. Sept femmes... mais le même homme. Un homme qu'on ne voit jamais et qu'on entend à peine. Un homme en filigrane, qui a bouleversé sept existences. Par amour? Par désir de conquête? Par volonté de contrôle? Audrey, Ana, Claude, Violette, China, Joy et Patty, chacune tente de trouver les mots pour raconter le désir, le plaisir, le bonheur et la chute. Ensemble, leurs paroles forment une cruelle symphonie sur les extases et les pièges de l'amour.

6,95 €
Parution : Juillet 2007
Format: Poche
247 pages
ISBN : 978-2-2661-6432-0
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Extrait

Audrey

Heureusement que je l'ai rencontré. Il m'a sauvée. J'avais seize ans et mon père venait de mourir d'un cancer. J'ai beaucoup pleuré. J'avais peur. Peur de ne pas savoir cacher ma joie de le voir mort. Ma joie de l'avoir vu souffrir. Mon impatience. Un jour, quand l'émotion première serait passée, que ma mère serait obligée de baisser la garde, je m'échapperais au cime­tière quand personne ne ferait attention. J'irais danser sur sa tombe. Heureuse de le savoir mangé par les vers. Le crabe l'avait tué, merci le crabe. Et maintenant les asticots allaient achever le travail. De quoi danser, danser de joie, danser de rage, danser sans musique. Danser parce qu'il avait perdu, je lui avais survécu alors qu'il m'avait tuée, toute petite, en mettant dans ma bouche ce que les pères ne devraient même jamais montrer à leur fille. Je hais tout ce qui y ressemble. Les serpents. Les vipères. Les boas constrictors. Les anguilles. Les asticots. Les vermicelles. Les nouilles. Les spaghettis. Les macaronis. Quand maman les verse tout glissants dans la passoire, on dirait qu'ils sont vivants. Elle ne comprend pas que j'aille vomir. Elle a demandé au médecin. Il lui a dit de me donner du pain et des féculents comme sucres lents, et d'oublier les pâtes. Dix ans d'études pour une telle finesse de diagnostic, je ne leur tire pas mon cha­peau, aux toubibs. Eux non plus je ne les aime pas, ils sont de la même engeance que mon père. Des notables suintants d'autosatisfaction. Enfin. Même en évitant les pâtes, même en enterrant mon père, je n'ai pas réussi à me sortir de mon marasme. Je crois que la seule chose qui me retenait de mourir était une vieille crainte que l'au-delà ne me remette en contact avec lui. Mon père tout blanc, avec des ailes toutes blanches et son asticot de l'enfer, tout pâle et tout mou, essayant de s'installer dans ma bouche pour l'éternité.
Maximilien prenait des cours de violon chez ma mère. Il était doué. Pour le violon comme pour tout le reste. Pour l'état civil, il avait deux ans de plus que moi. Pour l'Éducation nationale, cinq. Il avait de l'avance et j'avais traîné en chemin. Il m'a prise par la main. Je ne sais pas ce qu'il a fait. Il ne m'a pas guérie. Je ne le suis toujours pas. Mais il a rendu la vie possible. E a éloigné les démons, désasticoté l'ambiance. Ça ne grouillait plus. Plus une de ces sales bêtes ne venait s'entortiller en moi. Il m'a offert son temps, sa patience, son nom et un amour tellement propre que je suis redevenue une petite fille avec un avenir, puis une jeune fille avec un présent, et enfin une jeune femme avec un corps. Le plaisir censé aller avec, non, faut pas exagérer. Mais au moins il avait terrassé l'horreur. Il est devenu mon homme. J'étais son bébé, il m'avait mise au monde, avait dissous mon géniteur. J'étais son bébé, et il avait seulement dix-huit ans.
Pour me marier j'ai dû me faire émanciper. J'ai eu droit à une vraie cérémonie, tout le monde a joué le jeu, tout le monde a souri, et les apparences ont été sauvegardées. J'ai insisté pour me marier en salopette, pour bien dire merde à tout le tintouin. Dans mon milieu, on se mariait encore en blanc, et jamais avec un pauvre. Une fille pouvait rater ses études, ça n'avait aucune importance. Mais savoir débusquer un mari aisé était un must. Avec ma salopette et Maximilien, je jetais un froid bien rafraîchissant. On me concédait que malgré ses origines modestes il semblait avoir de l'avenir. Moi j'en étais certaine. Il m'avait déjà prouvé qu'il était à la hauteur. Il travaillait tout en étudiant, et m'offrait tout ce à quoi j'avais toujours été habituée. J'adore les petites fringues qui coûtent une fortune. Ça sied à mon genre de beauté. Et ça offre un camouflage idéal. Aurait-il été incapable de gagner sa vie que je l'aurais épousé quand même. Il me sauvait la vie. On ne demande pas à un pompier d'être milliardaire.

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