La mémoire d'Abraham

Auteur : Marek Halter
Editeur : J'ai lu

En l'an 70, le scribe Abraham fuit Jérusalem en flammes. Deux mille ans plus tard, un autre Abraham, du même sang, périt sous les ruines du ghetto de Varsovie. Ces deux hommes sont reliés par un parchemin, mémoire de l'exil, légué à travers cent générations ― du Proche-Orient à l'Afrique du Nord et dans l'Europe entière ― jusqu'à l'auteur de ce livre, le dernier scribe. Dans cette éblouissante fresque, chargée d'humanité et de vérité, Marek Halter nous conte le récit inoubliable et poignant d'une transmission familiale, où passent le souffle de l'Histoire et l'âme de tout un peuple.

10,50 €
Parution : Janvier 2020
Format: Poche
928 pages
ISBN : 978-2-2901-7131-8
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Extrait

Jérusalem
Les chemins de l’exil
À son habitude, Abraham le scribe s’éveilla d’un coup et, immobile sur sa couche, les yeux grands ouverts, il attendit le jour. L’aube, à Jérusalem, est une promesse qui vous emplit le cœur et Abraham, chaque matin, y cherchait confusément le signe que les choses de la terre et du ciel étaient en ordre.
Cela commençait vers l’orient, du côté du désert, par un puissant remous au fond de la nuit, et les étoiles pâlissaient soudain. Puis tout allait très vite. La lumière montait comme une mer, vague après vague, déposant tour à tour des couleurs tendres et des éclats de quartz, allumant l’ocre des remparts, l’argent bleu des oliviers, la blancheur des terrasses. Les ânes et les coqs appelaient, les mouches entraient dans l’ombre des maisons tandis que, sur le parvis du Temple, vingt lévites poussaient sur ses énormes gonds la porte Nicanor ; le choc de bronze des lourds vantaux contre la muraille résonnait longuement sur la cité. Alors seulement Abraham le scribe se levait, heureux comme après une prière.
Mais ce jour-là, le neuvième du mois d’Av de l’année 3830 après la création du monde par l’Éternel, béni soit-Il, Abraham le scribe n’entendrait pas la porte Nicanor : après trois mois de siège, les légions romaines avaient investi l’Antonia, la forteresse qui commandait, au nord, l’accès au Temple. Il n’entendrait pas non plus les coqs ni les ânes : affamée, la population des assiégés les avait depuis longtemps mangés.
Abraham ne bougeait pas. Tant qu’il ne se remettait pas dans le courant de la vie, il pouvait encore croire que la faim, que la peur, que la guerre faisaient partie d’un rêve mal refermé, comme ces chiens jaunes qui s’attardent le matin aux confins des villages et que l’activité du jour renverra au désert.
Mais l’aube vint, et dans le camp des Romains éclatèrent les habituelles sonneries de buccin. Bientôt les grandes catapultes recommenceraient à pilonner les remparts, les légionnaires lanceraient dans les portes leurs béliers à tête de fer, il y aurait des clameurs de soldats, des chocs de métal... Combien de temps la poignée de Juifs encore valides résisterait-elle aux meilleures légions de l’Empire ? Les Romains prendraient-ils la ville aujourd’hui ?
Abraham le scribe entendit que changeait de rythme, près de lui, le souffle léger de Judith, son épouse. Il chassa ce qui restait de nuit au fond de son cœur :
— Judith, dit-il, nous quitterons Jérusalem aujourd’hui, s’il n’est pas trop tard.
— Dieu nous vienne en aide ! répondit-elle.
— Amen !
Il se leva. Il avait faim et se sentait faible. Il poussa le rideau qui partageait la pièce en deux. Élie et Gamliel, ses deux fils, dormaient, et Abraham remercia Dieu, béni soit Son nom, de donner aux enfants cette cuirasse d’innocence.
Il sortit dans la petite cour. La lumière crue du matin lui fit plisser les yeux tandis qu’il regardait vers le Temple, dont les pointes d’or pur paraissaient fichées dans le ciel. Abraham était un homme jeune, de haute taille, à la peau sombre, à la barbe drue. Comme avant lui son père et son grand-père, il exerçait au Temple la fonction de scribe. « La connaissance est source de toute vie », disaient les sages, et sa vie paraissait inépuisable.
Il s’assura qu’il était seul, se pencha, tira du mur une pierre descellée ; c’est là que, par crainte des bandits ou des affamés, il cachait son trésor : un pochon de toile renfermant encore quelques poignées d’orge. Il le prit et alla le remettre à Judith. Les enfants dormaient toujours.
Il se lava les mains sur la pierre d’évier, dans l’embrasure de la fenêtre, puis enroula les phylactères à son bras gauche et à son front. Se couvrant enfin du châle de prière, il récita à voix basse le chaharith, la prière du matin : « Mon Dieu, l’âme que Tu as mise en moi est pure. Tu l’as créée. Tu l’as formée, Tu me l’as insufflée. Tu la conserves en moi, c’est Toi qui me la prendras et qui me la rendras un jour... Béni sois-Tu, Éternel, qui rends leur âme aux morts... »
Abraham implorait Dieu de ne pas abandonner encore une fois Sa ville, l’antique cité des prophètes et des rois, quand des cris l’arrachèrent à son recueillement :
— Le Temple brûle ! Abraham, le Temple brûle !
C’étaient Samuel et Jonas, ses voisins les potiers. Ils s’arrêtèrent sur le seuil, tragiques. Abraham dépouilla en hâte ses phylactères. Judith se précipita :
— N’y va pas !
— Mais, Judith, c’est le Temple !
Il vit le visage bouleversé de sa femme :
— Ne crains rien, dit-il. Par l’Éternel, ne crains rien ! Empêche les enfants de sortir.
Les trois hommes quittèrent la maison et gagnèrent
la rue. En face, sur sa terrasse, le vieux Joseph de Galilée, la tête couverte de cendres, priait en se balançant vigoureusement. Il s’interrompit :
— Le feu, dit-il d’un air terrible, les flammes, la punition divine !
Il leva lentement les yeux vers le ciel et cita : « Jérusalem a multiplié ses péchés, c’est pourquoi elle est un objet d’aversion... »
— Dieu te bénisse, Joseph ! dit Abraham le scribe.
— Il ferait mieux de sauver la cité ! répondit le vieillard en reprenant ses prières.
Les rues s’emplissaient de gens allant vers le Temple. Terrible foule de fantômes aux visages gris, aux ventres ballonnés ; beaucoup d’entre eux étaient des villageois venus dans la Ville sainte pour célébrer la Pâque et qui avaient dû y rester, enrôlés par les zélotes pour la défense de la cité. Ils étaient les premiers à avoir souffert de la faim, et maintenant qu’ils avaient dévoré tous les chiens, tous les feuillages, toutes les racines, ils se battaient pour la poignée de cuir d’un bouclier, ou pour un lacet de sandale. On disait même qu’une femme avait mangé son enfant.
Comme le rite interdisait d’enterrer les morts dans l’enceinte de Jérusalem, les corps se décomposaient dans les rues, dans les passages, dans les ravins. L’odeur était obsédante, bouleversante, et on ne pouvait s’y habituer : certains de ceux qui pourrissaient ainsi étaient des parents ou des amis.
De violents tourbillons de fumée s’élevaient au-dessus du Temple. La foule des Juifs se bousculait sur le pont qui enjambe le val des Fromagers, se pressait en grondant de colère à la porte armée de plomb du parvis des Païens. « Le Temple brûle, entendait-on, malheur à nous ! Malheur à nous ! »
La lourde porte céda brusquement. Abraham le scribe fut séparé de ses amis les potiers et précipité sur le parvis. Malgré la pression de la foule, il laissa sur sa droite la triple allée du portique royal et s’approcha de la porte qui donnait accès au parvis des Israélites – il passait là chaque jour avant que l’Antonia fût prise. Mais des soldats romains se tenaient en haut des marches, le glaive levé, pour interdire l’entrée de l’enceinte que les étrangers n’avaient pas le droit de franchir : « Celui qui serait pris causerait sa propre mort », précisait même une inscription en grec. Mais l’ordre du monde était renversé, et on voyait des païens empêcher les Juifs d’accéder au Temple ! Par-dessus les murs, montaient dans le ciel presque blanc les volutes des fumées nourries d’irremplaçables rouleaux d’écriture, de voiles sacrés, de boiseries précieuses.
La détresse de la foule était telle qu’elle emporta dans son élan la garde romaine, se rua vers le parvis intérieur, face à l’autel des sacrifices, lui aussi déserté depuis que les Romains avaient pris pied dans l’Antonia. Un épais cordon de légionnaires entourait les bâtiments du Saint et du Saint des Saints, protégeant ceux des leurs qui s’affairaient à arracher aux flammes les grappes d’or qui pendaient aux poutres de cèdre du vestibule – ils vendangeaient la vigne du Seigneur, le symbole d’Israël ! Les quatre vantaux de bois plaqué d’or de la porte du Saint – vingt coudées sur dix – avaient déjà été arrachés de leurs gonds. Mieux valait ne pas penser à ce que ces païens – que leurs os soient broyés ! – avaient fait du chandelier d’or à sept branches, ni à la façon dont ils traitaient la table des pains des propositions.
La poussée de la foule précipitait les Juifs des premiers rangs sur les glaives des légionnaires. Abraham le scribe se débattait à contre-courant pour rejoindre la cour des femmes. Il fit même le coup de poing contre une formation de zélotes qui avaient perdu leur chef et qui, à tout hasard, bloquaient le passage. Confusion, vacarme, odeur de chair brûlée, crépitement des hautes flammes... Abraham pleurait de rage et de pitié.

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