Le goût amer des pissenlits

Auteur : Iza Borkine
Editeur : J'ai lu

Marthe Sylvestre, une veuve au caractère bien trempé et à l’humour acide, va avoir quatre-vingts ans. Une perspective qui la plonge dans de terribles angoisses. Alors, pour chasser le cafard, elle engloutit des tonnes de nourriture.
Quel souvenir pourrait-elle bien laisser derrière elle lorsque son heure viendra ? Son cerveau est en ébullition, ses neurones s’affolent. Aidée de Vonig, son aide-ménagère, d’Édouard, son ami concierge et photographe, puis d’Alda, une charmante jeune femme rencontrée dans un salon de thé, Marthe va retrouver le sourire. Entre tergiversations, échanges cocasses, réminiscences du passé et rebondissements au présent, elle élabore un incroyable projet !

14,90 €
Parution : Avril 2022
320 pages
ISBN : 978-2-2903-6754-4
Fiche consultée 30 fois

Extrait

Je m’appelle Marthe Sylvestre.
C’est bientôt mon anniversaire. Après presque quatre-vingts ans de bons et moins bons services, j’ai décidé de devenir importante. Comment fait-on quand on n’a pas l’habitude de l’être ? C’est là tout le mystère qu’il me reste à éclaircir. Mais reprenons l’histoire dans un semblant d’ordre.
Mes angoisses sont revenues. Mes crises de pantagruélisme aussi. La nuit n’a pas été facile, la digestion non plus. Pour me rassurer, j’ai de nouveau englouti des montagnes de nourriture jusqu’à ce que mon estomac soit au bord du suicide et que mes démons intérieurs meurent momentanément étouffés. J’avais pourtant réussi à ne plus me gaver. Pour ne plus me sentir lourde et indigeste. Cela avait pris du temps, mais j’y étais arrivée. La mort de Germain aussi, j’étais parvenue à l’accepter.
Sept ans que mon bonhomme m’a quittée. Il est parti sans laisser d’adresse. Je ne lui en veux pas, c’était son souhait. Trois mois avant son départ, il s’est mis à ressembler à un presque vieillard. Il s’est alité pour ne jamais se relever. Même les médecins n’ont rien compris. Afin de ne pas encombrer les vivants, cet homme simple et attentionné a souhaité que ses cendres soient dispersées dans la montagne. Le cœur gros, j’ai respecté sa dernière volonté. Cependant, Dieu sait si j’aurais préféré le coucher confortablement dans un cercueil, lui qui a toujours eu des problèmes de dos !
Il repose à présent, et pour l’éternité, tout près du rocher où on aimait s’asseoir pour admirer la vue sur la vallée quand on montait en altitude ramasser des châtaignes, des champignons ou des pommes de pin. Personne d’autre que moi ne sait qu’il est là, quelque part sous les feuilles et les épines.
Je me sens de nouveau atrocement vide. J’ai besoin de me remplir, de combler, de saturer la plaie. Pourtant, je ne suis pas malade. C’est pire. Encore quelques jours et je vais entrer de plein fouet dans l’octogénisme, et ce sans parachute.
Ça me désole. Profondément. C’est comme un clou qui s’enfonce toujours plus loin. Comme une pieuvre qui vous saisit tout entière de ses huit tentacules, une pour chaque décennie.

Je hais mon anniversaire ! Je hais le temps qui dévore, la vie qui s’agenouille. Aucun intérêt à fêter la sarabande des ans, les rides qui s’accumulent, le corps qui se cambre, les cheveux qui s’assèchent, les dents qui s’éboulent, les articulations qui rôtissent, la mémoire qui part faire un tour. La vie qui disparaît peu à peu.
Ce passage à la dizaine supérieure annonce inévitablement un décompte funèbre. Comme dit Irène Janssens, ma voisine et copine d’en face, philosophe à ses heures : « Passé un certain âge, on commence à émettre des effluves de conifère ! »
Moi, je ne veux pas sentir le résineux. Je ne veux pas de cette fin atrocement anonyme. Je déteste l’idée de partir sur la pointe des pieds comme un être sans importance. Ce sentiment n’est pas nouveau, mais aujourd’hui, il a plus de force que d’habitude. Quand j’aurai rejoint le vieux à longue barbe blanche, je ne serai qu’un simple nom sur une tombe, comme les milliards d’anonymes qui gisent dix pieds sous terre. Des morts jeunes ou vieux, des morts gentils ou cons, certains drôles et d’autres non. L’humanité dans toute sa splendeur et son horreur.
Je ne veux pas être effacée de la surface du globe d’un simple coup de crématorium. Je ne veux pas non plus finir comme mon père, une ombre que l’on occulte. Un effacement lié à son inconduite, et pour cause : il a eu la mauvaise idée de tromper sa femme. Le couple, n’ayant pas supporté cet écart, a divorcé. Mon père n’a plus jamais donné signe de vie ou de mort. Lui, typographe de métier, n’a laissé aucune lettre, aucun mot d’adieu. Je n’ai jamais compris ce départ définitif. Ma mère a alors interdit toute allusion à ce personnage dorénavant effacé de la mémoire familiale.
J’ai ainsi découvert la facilité déconcertante avec laquelle on peut faire disparaître quelqu’un de la surface de ses souvenirs. J’aurais pu me révolter, mais je ne l’ai pas fait. J’ai suivi le reste du troupeau dans cette voie du silence et de l’oubli. Belle lâcheté collégiale... Honte et remords m’ont cependant rattrapée au grand galop. Ce qu’il restait de cellule familiale a peu à peu éclaté en milliers de morceaux. Depuis, j’ai mis des verrous et des barres de sûreté sur la porte de mon passé.

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