L'arbre aux morts

Auteur : Greg Iles
Editeur : Actes Sud Editions

L'ancien procureur Penn Cage et sa fiancée, la journaliste Caitlin Masters ont failli périr sous la main du riche homme d'affaires Brody Royal et de ses Aigles bicéphales, une branche radicale du Ku Klux Klan liée à certains des hommes les plus puissants du Mississippi. Mais la véritable tête des Aigles est un homme bien plus redoutable encore : le chef du Bureau des Enquêtes Criminelles de la police d'État de Louisiane, Forrest Knox. Pour sauver son père, le Dr Tom Cage - qui fuit une accusation de meurtre et des flics corrompus bien décidés à l'abattre -, Penn devra pactiser avec ce diable de Knox ou le détruire, tandis que Caitlin lève le voile sur des meurtres non résolus datant de l'époque des droits civiques qui pourraient ne pas être sans lien avec les événements d'un certain 22 novembre 1963 à Dallas. Deuxième volet, après «Brasier noir», de la trilogie monumentale de Greg Iles.

Traduction : Aurélie Tronchet
27,00 €
Parution : Juillet 2021
976 pages
Collection: Actes noirs
ISBN : 978-2-3301-1809-9
Fiche consultée 90 fois

Extrait

L’agent spécial John Kaiser, debout à la fenêtre de la “salle stratégique” située dans l’Hôtel River Bend, regardait les lumières de Natchez scintiller en hauteur, au-dessus du courant sombre du Mississippi. Après avoir bataillé pendant plus d’une heure avec ses convictions, il avait décidé de faire usage de l’autorité que le Patriot Act lui conférait pour prendre une mesure qui, en n’importe quelle autre circonstance, aurait été une violation de la Constitution – l’intrusion non autorisée dans des ordinateurs appartenant à un journal public. Il n’avait pas pris cette décision à la légère, et Kaiser savait que son épouse – une journaliste-reporter de guerre ayant remporté des prix – le condamnerait si elle l’apprenait. Mais de son point de vue, la situation s’était détériorée au point de l’obliger à franchir le Rubicon. Il était donc sorti du lit en silence et, sans réveiller sa femme, s’était glissé dans le couloir jusqu’à l’endroit où deux techniciens du FBI étaient assis derrière des ordinateurs connectés par un satellite sécurisé à une liaison de données haut débit à Washington.
C’est ça, le Sud profond, songea Kaiser, en suivant du regard, sur le méandre vers le nord, le faible éclairage d’un défilé de barges venant de Vicksburg et poussant lentement vers le sud et Baton Rouge. Le véritable Sud. Après sept années d’affectation à La Nouvelle-Orléans, il avait compris que la Big Easy, nom donné à ce qui était techniquement une cité du Sud, était en fait une île possédant une identité unique : ancienne propriété française, profondément catholique, multiraciale, explosant de joie et de douleur aux coutures, corrompue jusqu’à sa moelle pourrie. Mais plus vous rouliez vers le nord depuis La Nouvelle-Orléans, plus vous vous enfonciez dans le véritable Sud, une terre protestante d’absolus moraux, de lois puritaines baptistes, de missions d’évangélisation sous tente, enfer et damnation, paradis et enfer, le bien et le mal, noir et blanc, et pas grand-chose entre tout ça.
Natchez, sur son promontoire, était une petite sœur de La Nouvelle-Orléans – pas aussi cosmopolite aujourd’hui qu’elle l’avait été dans un autre siècle, mais toujours une enclave de liberté et de tolérance dans les régions strictes de l’arrière-pays du coton et du soja. Natchez avait pourtant été autrefois la capitale de ce royaume du coton ; une centaine d’années après la guerre de Sécession, la haine qui mijotait dans les champs en périphérie avait infecté la ville, et le meurtre avait rôdé dans ses rues tel un fléau. Si vous dessiniez un cercle d’environ cinquante kilomètres autour de Natchez, il comprendrait plus d’une douzaine de meurtres non résolus datant uniquement des années 1960, et le double officiellement résolu mais nécessitant une enquête plus approfondie.
Kaiser, la paume appuyée contre la vitre froide, regarda les lumières des barges à travers le brouillard de son souffle sur le verre. Deux jours plus tôt, lorsqu’il avait mobilisé une importante équipe de recherche du FBI dans la paroisse de Concordia, son but avait été de résoudre des affaires classées et de sauver la vie d’un journaliste héroïque – pas de dérouler le fil noir de l’assassinat de Kennedy. Mais vingt-quatre heures après son arrivée dans cette paroisse assiégée, c’était précisément la situation dans laquelle il se retrouvait.
Était-il possible que des crimes racistes classés depuis longtemps dans ce coin délaissé du Sud contiennent la clé de la plus grosse affaire non résolue de l’histoire américaine ? Étant donné ce qu’il avait appris au cours des douze dernières heures, c’était fort probable. Le Texas touchait la Louisiane, après tout et, en 1963, Dallas avait été un refuge fondamentaliste de conservatisme politique réactionnaire, bouillonnant de haine et de rage envers Kennedy. Plus troublant encore, à cette époque, Dallas avait été une sorte de propriété féodale tenue par le patron de la mafia de La Nouvelle-Orléans, Carlos Marcello. Pendant des décennies, établir un lien entre Marcello et Dealey Plaza s’était révélé, de manière exaspérante, compliqué. Mais de nouvelles preuves étaient apparues aujourd’hui, révélant un plan crédible élaboré par le groupe des Aigles Bicéphales en vue d’assassiner Robert Kennedy en avril 1968, ainsi que des actions du fondateur du groupe suggérant une complicité dans l’assassinat de 1963. Kaiser était au courant depuis longtemps d’un lien entre certains Aigles Bicéphales et Carlos Marcello. Et bien qu’il soit incapable d’expliquer cette certitude, il avait le sentiment que les connexions manquantes, qui rattacheraient Marcello au défunt président, seraient bientôt à sa portée.
À présent que Kaiser avait autorisé l’intrusion dans les serveurs informatiques du Natchez Examiner, son dilemme résidait dans la quantité d’information qu’il allait faire remonter à Washington. Au cours des trois mois suivant l’ouragan Katrina, il avait agi de manière quasi autonome, et il aimait ça. La pénurie en ressources humaines de base à La Nouvelle-Orléans – et, plus particulièrement, l’évaporation de la NOPD – avait généré une situation de chaos sans précédent sur le sol américain. En tant que vétéran de la phase finale de la guerre du Viêtnam, Kaiser, s’engouffrant dans ce vide, avait déployé des équipes du Bureau avec l’indépendance et l’assurance d’un officier militaire, et Washington lui avait donné toute la latitude dont il avait eu besoin. Le fait que La Nouvelle-Orléans soit située dans une partie du pays à laquelle les nababs de DC ne pensaient pas souvent l’avait servi. Mais Kaiser ne savait que trop bien qu’une fois qu’il ferait remonter des informations explosives, ces mêmes bureaucrates s’attacheraient immédiatement à protéger leurs arrières et l’obligeraient à stopper son opération. Et il n’y avait peut-être rien de plus explosif que des preuves reliant la mafia de La Nouvelle-Orléans et une ramification violente du Ku Klux Klan à Dealey Plaza.
Kaiser désirait plus que tout avoir du temps et la liberté de suivre les pistes qu’il avait découvertes – jusqu’où elles pouvaient le mener, sans être entravé par la surveillance et sans se soucier des conséquences. J. Edgar Hoover était peut-être mort depuis longtemps, mais son fantôme paranoïaque hantait toujours les couloirs du siège du FBI de Pennsylvania Avenue.
Depuis que Kaiser et son équipe étaient partis de La Nouvelle-Orléans vers le nord et Vidalia, deux hommes étaient déjà morts, et même davantage les jours précédant leur arrivée. Ces décès n’étaient pas passés inaperçus à Washington et, tôt dans la soirée, quelques reporters de journaux nationaux avaient relaté les faits violents survenus dans l’arrière-pays de la Louisiane. Aucun d’eux n’avait encore appris que Kaiser avait qualifié le groupe des Aigles Bicéphales d’entité terroriste tombant sous la législation du Patriot Act (ce qui lui donnait un pouvoir sans précédent pour combattre les survivants de cette ramification du Ku Klux Klan), mais cela finirait par se savoir, et ça ne ferait qu’accentuer la pression politique appelant à une résolution rapide des événements.
Le problème, c’était que Kaiser n’avait aucun espoir de résoudre rapidement cette situation. Le groupe des Aigles Bicéphales était lié à au moins une douzaine d’affaires de viols, d’enlèvements et de meurtres non résolues dans la paroisse de Concordia et à Natchez, Mississippi, ainsi que dans les alentours. Et bien que Kaiser ait fait des progrès remarquables au cours des dernières vingt-quatre heures, cela prendrait peut-être des semaines ou des mois pour résoudre tous ces dossiers. Les Aigles Bicéphales encore en vie étaient des durs qu’on n’avait jamais réussi à compromettre, encore moins à infiltrer. Il serait difficile de les briser. Le seul Aigle qui s’était montré désireux de soulager sa conscience – Glenn Morehouse, un patient en phase terminale de cancer – avait été assassiné sans pitié par ses anciens camarades, deux jours plus tôt, avant même que le FBI apprenne qu’il s’entretenait librement avec Henry Sexton, un journaliste en croisade. Sexton lui-même avait ensuite failli périr, agressé par des inconnus, et il se trouvait en ce moment même sous haute surveillance dans une chambre de l’hôpital voisin de la paroisse de Concordia.
C’étaient les dossiers et les notes de travail de Sexton que Kaiser avait espéré obtenir en pénétrant dans le serveur du Natchez Examiner. Tôt le matin, il avait appris de la petite amie de Sexton que le journaliste blessé avait donné à Caitlin Masters, l’éditrice du Natchez Examiner, une pile de carnets Moleskine renfermant les résultats d’années d’enquêtes sur les Aigles Bicéphales. Kaiser avait essayé la ruse et les menaces pour convaincre Masters de l’autoriser à consulter ces carnets de notes mais, jusque-là, elle avait refusé. Juste avant de se coucher, son épouse lui avait confié qu’elle avait parlé avec Masters – une grande admiratrice du travail de la femme de Kaiser – et qu’elle lui avait assuré qu’ils étaient tous dans le même camp ; Jordan pensait que l’éditrice donnerait accès aux carnets dès le lendemain. Kaiser s’était de toute façon résolu à émettre, sous l’égide du Patriot Act, une injonction de produire les pièces concernées. Mais allongé dans le noir près de sa femme, il avait commencé à croire que ce serait une erreur d’attendre ne serait-ce que huit heures pour accéder aux informations.
Bien que peu de personnes soient au courant, Kaiser avait rendu visite à deux reprises à Henry Sexton à l’hôpital et, la seconde fois, il avait entendu une histoire qui l’avait sidéré. D’après Sexton, l’enlèvement, en 1968, de deux jeunes hommes noirs – Jimmy Revels et Luther Davis – n’avait rien eu à voir avec une simple agression raciste de la part du Ku Klux Klan. Glenn Morehouse, un des membres fondateurs des Aigles Bicéphales, avait avoué à Sexton que le kidnapping de Revels et Davis faisait partie d’un plan ayant comme objectif d’attirer Robert Kennedy dans le Mississippi pour l’assassiner. Ce plan avait vu le jour après que RFK eut annoncé son intention d’entrer dans la course à la présidence de 1968, une décision qui avait mis hors de lui Carlos Marcello, lui qui avait été, plusieurs fois, la cible de Kennedy qui, en tant que sénateur ou procureur général, avait souhaité le faire expulser. D’après Morehouse, Marcello croyait que si Robert Kennedy était élu président, il serait définitivement chassé et perdrait son empire du crime, qui s’étendait de Dallas, Texas, à Mobile, Alabama. Kaiser, pour avoir lui-même travaillé sur ce dossier, savait que c’était vrai.

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