Le quartier

Auteur : Joakim Zander
Editeur : Actes Sud Editions

Après avoir quitté précipitamment la Suède, Yasmine vivote depuis quelques années à New York où elle travaille en tant que “chasseuse de tendances”. Elle a coupé les ponts avec sa famille et refuse tout contact avec ses anciens amis. Mais lorsqu’elle apprend que son frère Fadi, soupçonné d’avoir rejoint Daech, a disparu, elle décide d’affronter son passé et de retrouver la banlieue défavorisée de son enfance pour mener l’enquête.

À Londres, Klara prépare un rapport destiné aux gouvernements de l’UE sur les effets d’une éventuelle privatisation de la police. Mais quand son ordinateur est volé et l’un de ses collègues brutalement assassiné, elle commence à soupçonner que les enjeux de sa mission la dépassent.

Les chemins des deux jeunes femmes se croisent alors que la révolte gronde dans les banlieues de la capitale suédoise, orchestrée par une mystérieuse organisation.

Après Apnée, Joakim Zander livre un thriller vertigineux aux antipodes des clichés du genre. Un roman qui à travers des trajectoires brisées donne à voir le sacrifice de générations entières. Et dénonce la récupération qui peut s’ensuivre.

Traduction : Marianne Ségol-Samoy
23,00 €
Parution : Avril 2019
410 pages
Collection: Actes noirs
ISBN : 978-2-3301-2105-1
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Extrait

Bergort, hiver 2011

Cette nuit, nous volons au-dessus de Bergort. Notre vitesse est parfaitement calibrée, notre formation est solide et compacte. Cette nuit, nous sommes silencieux, nos yeux ne sont plus que des fentes. Nous sommes les X-Men. Band of brothers. Nous sommes l’élite.
Une voiture brûle dans la rue Drivvedsvägen. Les vitres explosent les unes après les autres à cause de la chaleur. Nous voyons les débris de verre s’éparpiller sur la neige comme des cristaux de glace, des éclats transparents de frustration et de distraction confondues. C’est un soir d’hiver comme les autres. Les jeunes ne se donnent même plus la peine de s’enfuir par la passerelle au-dessus des rails. Ils restent plantés autour de la voiture, si près des flammes que celles-ci se reflètent dans le blanc de leurs yeux écarquillés et chauffent leur peau. Ils savent exactement combien de temps il faut pour que les sirènes se mettent à résonner au loin. Ils ne sont pas pressés. Ils ont tout leur temps. Ils n’ont plus rien à fuir.
Mais nous continuons notre route. Notre objectif est plus grand. Nous ne sommes plus des oisillons qui foutent le feu à des bagnoles. Nous sommes des aigles, des faucons, des bêtes de proie aux griffes plus acérées, aux becs plus pointus, à l’appétit plus grand. Lois, Renard, Mehdi et Bounty. Je tourne la tête vers mes frères. Leur silhouette se découpe à la lueur des flammes. Une boule grossit dans mon cœur. J’ai arrêté de te courir après. Ça fait si longtemps que tu t’es éloignée.
Et même si, tous les soirs, quand je suis dans mon lit, je vois ton ombre se dessiner sur le mur gris de notre chambre, ce sont dorénavant eux mes amis, mes frères. Ce sont eux qui sont comme moi. Aussi désorientés et naïfs que moi. Aussi vides et fatigués que moi.
— Ey, Fadi ?
La voix de Bounty est caverneuse, comme si ses poumons manquaient d’air ou de puissance.
— Ta gueule, pédé, siffle Renard en lui donnant un coup de poing sur l’épaule.
Bounty est déséquilibré, il fait un pas sur le côté, un pas dans la neige profonde.
— Concentrez-vous, dis-je. C’est du sérieux, là. Vous pigez pas ?
— Mais..., s’oppose Bounty.
— Pas de putain de mais, charmouta, siffle de nouveau Renard en levant la main.
— Mais... t’es sûr du code ? continue Bounty en reculant d’un pas, échappant ainsi au coup. T’es sûr qu’ils l’ont pas changé ?
Le béton s’abat sur nous. Nous enserre. Nous retient. La température a baissé à moins dix. L’air est à la fois glacial et saturé d’essence. Je hausse les épaules, je sens mes poumons s’atrophier. Je ressens toujours la même chose : que je ne sais rien, que je ne suis sûr de rien.
— Oui oui, putain, dis-je. Fermez vos gueules maintenant.
Nous attendons dans l’obscurité, de l’autre côté de la place Pirat, bien qu’il soit 1 h 30 du matin et qu’elle soit vide. Nous attendons jusqu’à ce que le hurlement des sirènes nous parvienne depuis l’autoroute. Nous attendons jusqu’à ce que le ciel au-dessus du terrain de jeux du parc s’éclaire légèrement et prenne une teinte bleutée. Nous attendons jusqu’à ce que Mehdi arrive d’un pas rapide sur les dalles couvertes de glace devant le kebab de Sami. Ses pas résonnent dans la nuit d’hiver.
Les sirènes se sont tues, on n’entend plus que le bruit des jeunes qui crient et qui croassent sur la passerelle au-dessus des rails. — Tout va bien. Y avait juste les pompiers, ils envoient même plus les keufs, halète Mehdi, ses poumons sifflant à cause de son asthme.
Il se penche en avant, tousse, gémit.
Nous acquiesçons tous d’un signe de tête dans le noir. Solen-
nels comme à un enterrement. Maintenant c’est du sérieux. La clé brûle dans ma poche, le code brûle dans ma mémoire. Je lève la tête et je promène mon regard sur la façade lépreuse de l’autre côté de la place, sur les stores tordus, sur les fenêtres couvertes d’empreintes de doigts d’enfants, sur les draps qui remplacent des rideaux, sur les paraboles, sur les drapeaux somaliens et un peu plus haut, sur le toit. Le ciel est noir et glacial. Cette nuit, les étoiles ne daignent pas se montrer. Il n’y a même pas la moitié d’un éclat de lune. Juste des nuages. Mon regard reste fixé à tout ça. Aussi gelé que la nuit. Aussi gelé que mes doigts. Le vrai choix doit se faire maintenant. Toi ou les frères.
Je force mon regard à se détacher de la nuit, comme une langue qui serait restée collée à un poteau métallique glacé, et je dis :
— Vous attendez quoi ? Yallah !
Nous volons en formation au-dessus de la place. Silencieux comme des avions furtifs, comme des putains de drones. Nous sommes une unité, nous sommes des gangsters, nous sommes l’élite. Pas un bruit. Juste de la buée sortant de nos bouches, juste notre respiration saccadée et le sang pulsant dans nos oreilles. Juste nous et notre mission.
C’est simple. La clé dans la porte. Pas de regards par-dessus l’épaule. Nous entrons tous puis je fais comme toi, comme je t’ai vue faire tant de fois. Je me dirige vers le boîtier blanc, le cœur palpitant, je fais le code et j’appuie ensuite sur “Désactiver”. Un millième de seconde d’attente puis un long bip signifiant que ça a fonctionné. Des checks rapides. En silence. Les lampes de poche nous éclairant le chemin. Nous traversons le vestibule puis nous entrons dans le studio.
Deux MacBook sur la table dans la salle de mixage. Swoosh ! À nous maintenant. Trois tablettes. Swoosh ! Des micros et des guitares. On se regarde. On laisse tomber. Trop lourd. Je m’accroupis sous la table de mixage, je cherche à tâtons dans le noir jusqu’à ce que je la trouve. La boîte à chaussures Nike. Doucement je la sors et je l’ouvre. Je baisse la tête et je hume l’odeur sucrée de la weed. Elle me remplit les narines.
— Ey !
Je tends un joint déjà roulé à mes frères qui lèvent le pouce en écarquillant les yeux. Mais il y en a d’autres. Je le sais. Je l’ai vu quand j’étais ici avec toi. J’ai vu Blackeye en vendre pour deux mille couronnes à un loser afin d’acheter de l’alcool. C’est comme ça que m’est venue l’idée. C’est comme ça qu’elle est née.
Je me faufile dans le bureau. J’essaie d’ouvrir le premier tiroir mais il est verrouillé. Jackpot !
— Renard ! chuchoté-je vers le studio. Tournevis !
Renard est le roi du tournevis, des ciseaux, du pied-de-biche. Pas une fenêtre, pas une porte ne lui résistent. Et là, c’est même trop simple. Il insère le tournevis dans la fente du tiroir et fait levier. Le tiroir s’ouvre. Le petit coffre en métal est vert et lourd. Quand Renard commence à forcer la petite serrure, je l’arrête.
— On s’en fout, dis-je. On fera ça plus tard.
Et voilà, c’est fait. Nous nous écoulons du studio comme de l’eau, les mains remplies de matos. Nous glissons en direction du parc pour nous partager le butin. Je prends le petit coffre et un MacBook.
— Maintenant on fait profil bas. On se voit jeudi.
Et après c’est fini. La nuit est glaciale, déserte et silencieuse. Même les voitures ne brûlent plus. La fatigue déferle sur moi comme une mer, comme de la neige. L’obscurité m’enveloppe. Je titube jusque chez moi. Silencieux et vide. Pas euphorique ni en me sentant rebelle. Pas satisfait ni avec la sensation d’être fort, comme je l’aurais pourtant cru.

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