Flammes

Auteur : Robbie Arnott
Editeur : Actes Sud Editions

Parce que les défuntes de la famille McAllister ont une fâcheuse propension à réapparaître peu après leur crémation – renaissant de leurs cendres et venant accomplir une dernière tâche, ou régler quelque compte –, le jeune Levi prend conscience que sa sœur Charlotte, si elle mourait avant lui, pourrait subir le même sort, et lui infliger les mêmes surprises. Aussi décide-t-il qu’elle sera inhumée dans un cercueil, qu’il va confectionner de ses propres mains. Horrifiée par cette idée, et pleinement déterminée à honorer la “tradition familiale des flammes”, Charlotte saute dans le premier bus pour le Sud de l’île et s’enfuit, bientôt poursuivie par une détective privée. C’est le début d’un périple échevelé aux quatre coins de la Tasmanie, territoire empreint de féérie et peuplé d’êtres étranges.
Tissé de courts récits, d’extraits de correspondance ou d’entrées d’un journal, tous habilement liés entre eux, Flammes se joue des genres – nature writing, policier, réalisme magique, comédie –, et frappe par l’envoûtante singularité de son imaginaire. Célébrant la beauté de la nature et le pouvoir d’enchantement de la fiction, le premier roman de Robbie Arnott s’impose comme une œuvre délicieusement inclassable.

Traduction : Laure Manceau
22,00 €
Parution : Octobre 2019
252 pages
ISBN : 978-2-3301-2704-6
Fiche consultée 37 fois

Extrait

CENDRE
Notre mère nous revint deux jours après la disper- sion de ses cendres au-dessus des gorges de Notley Fern. Il s’agissait bel et bien d’elle – et en même temps, pas du tout. Depuis qu’on l’avait éparpillée parmi les frondes de Notley, elle avait changé. Sa peau était désormais recouverte de mousse moelleuse et verdoyante piquée de jeunes pousses d’hyméno- phylle. Six larges frondes de fougère arborescente avaient germé dans son dos et s’étiraient en dessous de sa taille en une queue de paon végétale. Et à la place de ses cheveux cascadaient des feuilles d’adiante vert gazon – peut-être la plus élégante de toutes les fougères.
Ça n’avait rien d’exceptionnel dans notre famille.
Quelques jours après qu’on avait répandu ses cendres dans le détroit de Bass à Hawley Beach, notre grand-mère était réapparue avec une jupe de coquillages, un hameçon dans la langue, une peau en sable mouvant, des algues brunes en guise de chevelure et un gros ormeau vert ventousé sur la nuque. Elle avait approché un groupe de pêcheurs terrifiés, ses bras ridés tendus devant elle, un bruit de ressac s’échappant de sa bouche ourlée de sel. Notre grand-tante Margaret était également revenue, peu de temps après qu’on avait dispersé ses cendres sur la ferme familiale à Bothwell. Dès qu’elle était entrée dans son salon, elle s’était mise à perdre des lambeaux d’écorce de niaouli sur la moquette, tandis qu’une couronne de branches de gommier bleu lui poussait sur la tête et que la queue d’un wallaby de Bennett s’agitait sous sa robe. Et notre cousine Ella avait été aperçue une semaine après qu’on avait jeté ses cendres au vent du haut de Stacks Bluff. Avec un corps moucheté en dolérite et un visage de ciel glacé, elle était entrée dans son ancienne école et l’avait traversée lentement, laissant derrière chacun de ses pas une trace de givre craquant.
Il y en avait d’autres – des tantes, des cousines, des aïeules, foisonnantes de limbes et lichen, racines et roche, plumes et poils. Ça se produisait depuis des générations, depuis l’arrivée de nos ancêtres sur cette île, ou peut-être plus longtemps ; personne ne semblait savoir. Tout ce dont on était sûrs, c’était la proportion : chez les McAllister, environ un tiers des femmes revenaient dans la famille après leur crémation. Les hommes, jamais.
Chacune avait ses propres raisons de revenir – une affaire à mener à bien, de vieilles rancœurs, des tâches oubliées. Une fois leur mission accom- plie, elles cheminaient vers le paysage qui les avait réengendrées, et on ne les revoyait plus.
Notre mère resta quatre jours. Ma sœur Char- lotte et moi supposions que son retour avait quelque chose à voir avec notre père, qui n’avait parlé à au- cun de nous deux depuis des années, mais rien ne trahit ses intentions. Le premier jour, elle passa six heures sous la douche. Comme de vraies fou- gères, ses membres feuillus nécessitaient beaucoup d’humidité. Le deuxième, elle se limita à une douche de deux heures, puis erra dans la maison, promenant ses frondes délicates sur les meubles et les photos de famille sans faire cas des questions que Char- lotte et moi lui posions. Le troisième, elle ne prit pas de douche du tout. Et le quatrième, elle sortit, sourit au soleil hivernal et marcha toute la journée jusqu’à la maison de notre père, où elle attendit, sur la pelouse, qu’il la découvre.
Lorsque ce fut le cas, elle avait passé plus de qua- rante-huit heures sans eau. Ses feuilles, marron et desséchées, s’effritaient. Comme notre père s’avan- çait vers elle, elle se mit à frotter vigoureusement deux de ses frondes l’une contre l’autre. Quand il fut assez près pour lui parler, une mince volute de fumée s’éleva de son dos. Et lorsqu’il tendit la main vers son visage moussu, une langue de feu crépi- tante se propagea à travers elle. Il recula et tomba à la renverse, tandis que le corps de notre mère, grouillant de flammes, brûlait vite, vif et fort, rouge- orangé dans la nuit.

Informations sur le livre