Durer encore : Un journal intermittent
Journal de deuil intermittent, entre travail de mémoire et d'accompagnement de l'aimée qui lutte pour durer encore. Un livre-portrait écrit avec et sans distance, à l’épreuve de la maladie, et qui est avant tout un chant d'amour, de tristesse et de force.
La vie est un éclat de verre, un caillou noir, un vieux nuage. Une veste oubliée. Un foulard posé sur un dossier de chaise. Des albums de photographies, un tas de livres que tu n’as pas eu le temps de lire. Le souvenir de ton sourire mutin, ton envie lumineuse d’avancer, il n’y a pas si longtemps. C’est méchamment un peu court.
Chacun d’entre nous veut durer. Rouler sa pierre, remonter des pontons. Croiser le fer avec ses lubies. Connaître et ne pas oublier. Retenir la grâce sous la prière. Se mettre à l’épreuve. Accompagner. Durer à tout prix. Durer encore.
Extrait
En attendant la fin du monde, de mon monde il va sans dire, je suis pour un temps à l’abri, protégé du vent et des éléments, à promener mes bottes dans un premier soleil printanier, partageant la même quiétude heureuse que celle d’un gâteau sec dans une boîte en fer-blanc. Le bonheur d’un havre vert est donc à mes pieds.
Ce livre reprend puis recoupe une série de réparations réelles et symboliques. Celles de gens qui tentèrent de lutter contre le papier de verre de l’oubli et ne cessèrent de se battre. Ce furent curieusement de grands vivants, des constructeurs inven- tifs et solides jusqu’à leurs derniers jours. Leur vigueur me sert de girouette face au vent mauvais. Ils attestent que toute vie est lumière. Qu’elle prend sa source très en deçà de nous, dans une réalité inache- vée et incomplète. Ces pages abordent en différents étagements de vie le récit d’une douloureuse maladie. Et entre-temps, comme des toises, des survenues de bonheur. Elles forment et nourrissent un choral de remémorations positives. Ainsi va l’écrit, avançant au fil de l’eau, comme un poème trouble. Une petite cantate. Une simple barque de papier que l’auteur fabrique trop vite.
Le rêve d’habiter poétiquement sa vie, d’en décider autrement qu’elle n’était prévue, de s’éloigner des boîtes carrées où l’on nous range, ne fait au fond que se poursuivre. J’au- rai passé bien des années à vivre en marge. Jamais vraiment content d’être enfermé. Il est dur d’être réellement admis dans la mêlée où chacun s’occupe de tous. Heureusement, ma femme longtemps m’accompagna sur des chemins moins fréquentés. Ce fut un luxe secret, une sorte d’imposture discrète, une suite de glissements rendant possible le fait d’être constamment là et ailleurs. Elle m’offrait la douceur de me sentir moins seul.
J’étais elle et moi à la fois. Elle se retrouvait dans ce mouvement aux partages prolixes. Cela m’autorisait à avancer, à couper court à une ligne d’inertie. Sans elle, je n’aurais pas fait le quart des choses auxquelles je tiens. Je dois le reconnaître. Ma dette est donc immense.
Par elle et en elle, pour elle aussi souvent, pour la retrouver en avançant, je m’enga- geais et nous marchions de concert. Je l’ai connue timide au départ puis s’assurant, elle était devenue formidablement elle-même. Ces pages accessibles à tous sont celles d’un curieux journal intérieur. Un mixage du temps vécu dans la proximité de rares auteurs. Elles courent puis se condensent à la fin du livre sur deux années particu- lièrement exposées. Ce furent celles d’un accompagnement infirmier, puis d’un lent retour sur chacun de nous, sur notre rela- tion en ce qu’elle a d’unique et d’universel à la fois.
Mais c’est aussi, forcément placé au bord des pages, un bon nombre d’attachements à des gens rencontrés, eux aussi mis à mal un jour dans leur espoir légitime de durer. Ils me permettent certains soirs de sortir d’un seul coup la tête hors de l’eau, d’assu- mer l’insolubilité chronique du réel où je traînais mes jours. Leur présence, souvent sèche et juste, m’évite la capitulation.