De fleurs et de larmes

Auteur : Aris Fioretos
Editeur : Actes Sud

Une ville sans nom, novembre 1973. Les étudiants occupent l’école polytechnique pour protester contre la dictature militaire du pays. Mary vient d’apprendre qu’elle est enceinte et s’apprête à rejoindre son petit-ami – l’un des principaux instigateurs de la révolte – pour lui annoncer la nouvelle lorsqu’elle est appréhendée. Après treize jours de séquestration et de torture, elle est envoyée sur une île-prison désaffectée qui doit rouvrir pour faire face au flux de prisonniers politiques. La petite lumière secrète qui vacille dans son ventre est la seule chose qui lui permet de tenir. Mais un jour, son corps finira par la trahir et Mary devra affronter un choix impitoyable.

Traduction : Esther Sermage
23,50 €
Parution : Novembre 2020
448 pages
ISBN : 978-2-3301-2851-7
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Extrait

Debout sur la pointe des pieds, j’atteins la fenêtre, de la taille d’une feuille de papier. Il y a des traînées d’humidité sous le cadre, on croirait que le mur transpire. On l’a placée dans un coin au fond de la pièce, juste en dessous du plafond, sans doute pour diminuer la luminosité – dont on n’apprécie guère les vertus par ici. Dehors, je contemple les tombes, puis la mer à perte de vue, tantôt grise, tantôt métallisée, le plus souvent bleue ou verte et agitée. Fermée, la fenêtre bloque le vent, mais il fait crisser le loquet, que j’ai donc entouré d’une bande de gaze. Ça marche pendant un moment, puis ça se remet à grincer. Hormis cette friction, on n’entend que les vagues. Leur grondement régulier s’est peu à peu fixé dans mon corps. Maintenant, la houle respire en moi comme un gigantesque poumon.
Les ordures ont été jetées il y a plusieurs heures, pourtant, les volatiles braillent encore dans le ravin. Lorsqu’ils ont terminé de picorer, d’habitude, ils s’arrachent les restes, se chamaillent, s’envolent avec un lambeau ou un os. Déchaînés comme des écoliers. Ils ne se calment qu’au coucher du soleil. Dès lors, ils sautillent sur les rochers ou nettoient leur plumage, puis ils font le guet jusqu’à l’arrivée de lanuit et des rats. Oisifs, taciturnes, un peu vaniteux. Mais pas après la visite de ce soir. Pour le moment, ils font un de ces raffuts... Ils semblent en plein débat politique ou philosophique sur les déchets.
Sans oublier les odeurs. Ici non plus, elles ne manquent pas. D’ordures, de varech, de poisson pourri, de crépi moisi. Mais surtout de sel. L’écume poussée par le vent parcourt de très longues distances à la surface de la mer. En retombant, elle recouvre boiseries et poignées d’une membrane poisseuse, mes cheveux et mes habits collent en permanence. Quand on frotte entre ses doigts le sel séché, poudreux, on est surpris par l’odeur répugnante qui en émane. L’humidité a persisté pendant tout l’hiver. Dès que je touchais quelque chose, la surface se couvrait de traces. Puis le temps a enfin tourné ; aujourd’hui, dernier jour du mois d’avril 1974, il n’y a plus que le sel.
Le papier est une denrée rare, et j’écris sur tout ce qui me tombe sous la main : une BD pâlie dont on ne distingue quasiment plus les dessins, des étiquettes de boîtes de conserve, de vieux journaux qui sentent le poisson, l’intérieur d’un paquet de cigarettes... Je viens d’écrire la date sur un emballage de chocolat. On avait trouvé des plaquettes en faisant le ménage dans la cuisine, à Noël. On n’en croyait pas nos yeux. Mais en les ouvrant, on a vu le contenu s’émietter, desséché. Autant mastiquer du sable. Même le Garçon n’a pas voulu du tas de débris bruns ; rien qu’à le regarder, ça donnait soif. Je ne sais pas qui m’en a mis une tablette dans mon sac à provisions la semaine dernière – bref, je l’ai trouvée tout au fond, sous la chaussette de riz. La mine de mon crayon adhère vraiment très bien au dos de l’emballage.
Quand je l’aurai plié et déchiré en petits carrés de taille égale, je les couvrirai de mots avec l’obstination des femmes qui marmonnent des prières ombrageuses à l’église. Tant que les mots se succèdent, je n’éprouve ni peur ni remords. Lorsque le bout de papier en est tout couvert, il rejoint ses congénères dans la boîte en fer-blanc qu’on m’a donnée à l’enterrement, entassés les uns contre les autres mais bien distincts, comme des graines de grenade – enfin, la comparaison n’est pas évidente. J’en ai fait sept piles, une pour chaque question de la liste de Dimos.
Parfois, je me demande ce que je fabrique, puis je me dis que je n’ai pas le choix. Ça va peut-être vous sembler bizarre, mais je suis la seule à pouvoir raconter ma propre fin.

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