La nuit atlantique

Auteur : Anne-Marie Garat
Editeur : Actes Sud

Un soir d'automne, Hélène se rend dans une petite station balnéaire de Gironde au volant de la voiture qu'elle a louée à Paris, décidée cette fois-ci à mettre enfin en vente sa vieille villa isolée sur la dune, achetée dix ans plus tôt à une institutrice depuis lors décédée. En se délestant de ce bien dont elle ne tire que tracas et tourments, Hélène pense évacuer les fantômes qui parasitent son existence de femme active, célibataire, nullipare, et satisfaite de l'être, ainsi qu'elle se le proclame.
Or, dès le premier soir, la maison se révèle squattée par un jeune photographe nippo-canadien dont la compagnie va bousculer ses plans. De même, l'arrivée inopinée de Bambi, sa filleule chérie, en proie à de sérieux soucis personnels, et la rencontre d'inconnus du voisinage dérèglent le programme initial comme si conjonctions cosmiques et fueures atlantiques interféraient autant que les événements prosaïques pour que s'opère la métamorphose dont chaque personnage semble devoir faire l'expérience.
Entre apprivoisement du présent et revisitation du passé, relations neuves et effractions intimes, remuements géologiques, climatiques et historiques, entre plages jalonnées de blockhaus, chemins forestiers parcourus par des nuits sans lune, tempête centennale, crimes anciens surgissant d'un tableau et voix perdues, entre érosion des côtes océanes et de toutes les certitudes, Hélène s'effondre comme pour mieux se relever, s'ouvrir aux initiations qui l'attendent et vivre la mue libératrice et amoureuse à laquelle elle ignorait si ardemment aspirer.

21,50 €
Parution : Juillet 2021
320 pages
ISBN : 978-2-3301-3117-3
Fiche consultée 90 fois

Extrait

En fait, j’aime tout de la ville, ses vieilles pierres, ses foules anonymes et métissées, ses cinémas, ses cafés, ses pavés, son macadam et même ses pigeons miteux, ses jardins et ses ponts, j’aime prendre le bus, le métro, encore mieux aller à pied ou à vélo, tout me plaît en ville, sauf le débile mental arrimé au volant de sa tonne de ferraille qui monopolise l’espace public en suffoquant les populations avec son infect diesel à particules fines : l’automobilisme relève de l’éco-criminalité planétaire, un fléau pire que les dix plaies d’Égypte. Tu nous fais du car bashing de comptoir, me rabrouent gentiment mes cousins quand je remâche devant eux mes griefs de citadine : espèce de privilégiée, viens donc un peu voir chez nous si tu peux te passer de voiture. Et tu n’es pas opposée au diesel qu’on brûle pour venir te chercher à la gare – quand tu daignes nous rendre visite.
De fait, chez eux est pour lui la campagne du Perche, où il est vétérinaire, et pour sa sœur kiné à domicile une banlieue semi-rurale de Nantes, tous deux ont vu disparaître bureau de poste, commerces de proximité, la première grande surface est à dix kilomètres, le CHU le plus proche à trente : vu leur isolement, ils ne se déplacent qu’en voiture, deux chacun si je ne m’abuse. Et, en effet, je ne vais pas souvent les voir. Bien que je les aime. Que j’adore Bambi ma filleule, qu’ils me manquent, ou plutôt j’ai le remords de rester la plupart du temps loin d’eux qui sont ma seule famille, encore que l’idée même de famille me hérisse, ses Noëls, ses anniversaires, son album de photos et ses souvenirs, les miens sont trop dangereux pour que je le cultive et, quand j’ai vraiment besoin d’une voiture, je prends le taxi. Ou alors j’en loue une.
Ce que je fis cet automne-là, n’ayant guère d’autre choix pour me rendre chez Mme Dhal une dernière fois, la dernière des dernières, me répétais-je en fonçant sur l’autoroute, et à voix haute pour mieux me l’entendre dire, me convaincre que j’étais bien résolue à mettre en vente cette propriété acquise sur un coup de tête à la même saison près de dix ans plus tôt et où je n’avais séjourné que de rares fois depuis. Où jamais mes cousins, eux non plus, n’ont daigné me rendre visite. À vrai dire, je ne les y ai pas invités. Bien que la côte atlantique soit un endroit charmant l’été. Mais, l’été, je préfère ne pas y aller, et quand je me décide à y faire un saut c’est au dernier moment, trop tard pour lancer une invitation. Du reste, n’ayant pas l’intention d’y attirer qui que ce soit, famille ou amis, je ne me suis pas souciée de travaux qui l’auraient rendue plus confortable – sauf remplacer le cumulus hors d’âge et bricoler une douche.
D’ailleurs si je continue à l’appeler la maison de Mme Dhal, c’est que l’acheter ne m’en a en rien rendue propriétaire. Je ne m’y sens que provisoire. À titre conditionnel. Un genre de viager – bien qu’elle soit morte à présent. Ou de gardiennage de brocante pour ce qui y subsiste de meubles ou d’objets ayant appartenu à cette vieille femme qui elle-même ne l’habitait plus de longtemps, ayant préféré vivre à l’école du village plus près des petits enfants qu’elle instruisait, école finalement fermée faute de gamins dans ce coin perdu, pas même pour une classe unique. Par protection envers la vieille institutrice, de toute façon sans projet pour utiliser l’école désaffectée, la commune lui en avait laissé occuper le logement de fonction bien au-delà de sa retraite, jusqu’à ce qu’elle finisse par se retirer dans un foyer pour personnes âgées ; il n’était que temps de me débarrasser de sa maison des dunes, d’en finir avec le souci de l’entretien et des frais occasionnés.
D’autant que, pour en compenser un peu la charge, je l’avais mise en location les deux étés précédents dans une agence immobilière locale et que cela avait été un fiasco. L’idée de louer n’était pourtant pas absurde : les touristes raffolent du climat tonifiant et des plages immenses de cette côte atlantique, ils affluent chaque été et jusqu’en arrière-saison. Or ce patelin éloigné des stations balnéaires huppées n’attire que les plus fauchés et ceux-là préfèrent le camp de bungalows sommaires aménagé dans la pinède, en contrebas du cordon de dunes. Si bien que les candidats ne s’étaient pas bousculés pour louer cette vieille villa mal équipée, certes implantée face à l’océan avec accès direct à la plage mais privée des services et commodités qu’offre un camping. Pour couronner le tout, l’agent était tombé sur de mauvais payeurs et, ayant négligé de prendre une assurance contre les impayés, j’en avais fait les frais. Rien ou presque rien n’a été vandalisé, jurait-il au téléphone, et nous prenons en charge les petites réparations. C’est très aimable à vous, le remerciai-je mais, dépenses et tracas s’accumulant, ce dernier épisode avait brusqué ma décision de me délester de cette maison. Ou plutôt j’avais enfin admis que, dès son achat, je savais m’être fourvoyée dans une opération irrationnelle qui n’aurait pour dénouement que celui-là, et combien de décisions impulsives prenons-nous qui contiennent par avance leur sanction, non qu’elles constituent une erreur de jugement, au contraire, elles réalisent à notre insu ce que nous désirons le plus, il me fallait sûrement en passer par là pour admettre que Mme Dhal n’était plus de ce monde, que le passé ne retourne pas au présent si grande soit notre envie de le conserver, de le revisiter et de le comprendre.
Durant que je fonçais sur l’autoroute en doublant les traînards, le grondement du moteur avait décuplé ma hâte de mettre mon projet à exécution comme si la vitesse valait pour assentiment à mon impatience et que la chose était déjà expédiée dans mon rétroviseur à la même allure que la fuite arrière du bocage vendéen mais, une fois quitté le péage, soudain contrainte de rouler moins vite sur les routes secondaires, la décélération freina mon emballement. Ma franche détermination refroidit en tombant à soixante à l’heure tandis que la forêt de pins obstruait à présent ma vue de son sage élancement, on eût dit que la futaie de troncs roux opposait son barrage réprobateur à cette vente qui, le but approchant, ne parut plus si urgente. Chaque fois mon indécision chronique ne trouve à se résoudre que dans la précipitation, prenons le temps d’y réfléchir – ah non, tu ne vas pas te dégonfler à présent, protestai-je. Toujours à voix haute car c’est une compagnie stimulante.

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Poche (Janvier 2022)
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