L'affaire Chevreuse

Auteur : Hélène Clerc-Murgier
Editeur : Jacqueline Chambon

Sous le règne de Louis XIII, la duchesse de Chevreuse, amie et confidente de la jeune reine Anne d’Autriche, envoûte tout le royaume de France par sa beauté et son extravagance. On lui prête de nombreux amants dans les plus hautes sphères du pouvoir, où elle pourra œuvrer dans l’ombre à son dessein machiavélique : faire assassiner le puissant cardinal de Richelieu et détrôner le roi au profit de Gaston d’Orléans, son jeune frère.

Dans la capitale, loin des intrigues feutrées de la cour, plusieurs jeunes hommes sont retrouvés assassinés. Tous proches de Richelieu, tous soupçonnés de sodomie. À chacune de ces morts, un billet écrit en italien est déposé au Grand Châtelet.

Pour Jacques Chevassut, qui mène l’enquête, les événements prennent une tournure dramatique le jour où son second, Philippe de May, est attaqué lui aussi. Afin de résoudre cette sombre affaire dont le dénouement se révélera bien insolite, le lieutenant criminel va devoir suivre un dangereux jeu de piste dans les ruelles malfamées de Paris.

Tour à tour ludique et érudit, L’Affaire Chevreuse nous fait revivre les mystères d’un Paris révolu, alors que résonnent les premiers opéras venus d’Italie.

22,00 €
Parution : Février 2020
352 pages
ISBN : 978-2-3301-3158-6
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Extrait

Où l’on découvre un joli cadavre dans la Seine

Pourquoi ce corps, plus qu’un autre, avait-il retenu l’attention de la grosse Margot ?
C’étaient les premiers jours du printemps, ceux où l’on commençait à voir un peu mieux le fond de la Seine ; l’eau n’était plus gelée, et plus aussi froide que les semaines précédentes. La lavandière avait moins de hâte à finir son ouvrage, son esprit pouvait à nouveau vagabonder, ses yeux errer alentour : les bateaux, les toits des églises, les fagots, les cavaliers qui trottaient sur les berges, les cris, les rires, les pleurs parfois, les rixes et l’eau, miroir du ciel.
Ce n’était pas la première fois qu’un cadavre venait cogner contre le bateau où chaque jour elle frottait, tapait, rinçait avec énergie son linge. La mort rôdait à chaque coin de rue dans Paris. Elle la voyait dans les caniveaux, les rues, avec ces corps entassés à ciel ouvert au cimetière des Innocents. Elle avait une sorte de détachement qui lui était venu à force de les côtoyer. La lavandière occultait leur présence. D’ailleurs dans l’eau, on n’arrivait pas toujours à distinguer s’il s’agissait d’un arbre flottant ou d’un tronc humain. Oui, Margot en était devenue indifférente, mais elle n’était pas la seule. Il n’était pas rare que ses comparses rient en découvrant les visages déformés par des morts souvent cruelles.
Mais là, rien de semblable. L’homme était jeune, et son visage étonnamment beau. Si elle n’avait vu ses yeux révulsés, elle aurait pu croire qu’il nageait. Ses habits étaient fins, son œil expert le vit tout de suite. Il avait sur ses manches et à son cou de la dentelle, et ses doigts étaient ornés de bagues aux pierres grosses comme des olives. Elle se pencha, essaya de l’attraper par le bras :
– Qu’est-ce qui t’prend, t’es folle ?
– Laisse-le, laisse-le ! Ça porte malheur d’toucher un mort !
– Ben alors, y t’plaît çuilà ?
Margot ne répondit pas. Elle ne pouvait détacher son regard de ce visage parfaitement dessiné.
Elle finit par prendre sa main, sans faire attention aux bijoux qui l’ornaient. Elle était belle, blanche, délicate, ce n’était pas une main qui travaillait. Ses ongles même étaient soignés. Il venait de mourir, car sa peau, parfaitement lisse, ne semblait pas avoir longtemps séjourné dans l’eau. Machinalement, elle la caressa puis, fixant toujours le visage, se mit à pleurer doucement.
Les autres lavandières se penchèrent :
– Ben qu’est-ce qui t’prend d’pleurer comme ça ? commença la Babet.
– Tu l’aurais ben mis dans ton lit ce tout mignon... – Eh ! Trop jeune pour toi, la Margot !
– Pourtant l’est plus très vaillant...
– Mais non, la Margot, c’qui l’intéresse, c’est les
bagues !
– Regarde ce prince ! Finir comme ça, c’est-y pas
malheureux ?
– Allez ! Vas-y ! On a qu’à s’servir !
Et les lavandières bousculèrent Margot, attrapè-
rent les doigts inertes, s’emparèrent de toutes les bagues. Elle les laissa faire, incapable de réagir. Tout cela se passait dans un brouillard de tristesse.
Elle les entendait discourir :
– C’te pierre-là, combien qu’elle peut-y rapporter ?
– J’sais pas ! Ben vingt pistoles !
– T’es folle ! C’est pas des pistoles, mais au moins des écus.
– Tu crois ? Des écus ? Mais on est riches alors.
– Et celle-là dis donc ? Ce s’rait pas d’l’or ?
– Tiens la Margot, prend c’te chevalière au moins ! La Babet lui glissa de force le bijou, que Margot
mit machinalement dans sa besace. Elle continuait à regarder la Seine. Le corps, qui s’était retourné sur le ventre, s’en allait comme il était arrivé. Contre les arcades des ponts, le flot se transformait en remous furieux. Elle essaya de le suivre du regard mais les bateaux abondaient et le courant, désormais plus fort, amenait la dépouille au-delà de la porte Neuve, du côté du jardin des Tuileries, vers le cours la Reine. Ou il s’arrêterait de l’autre côté de la Seine, vers la tour de Nesle, ou plus loin encore, au niveau du pré aux Clercs.
Une douleur secrète se réveilla. Elle avait connu ce trou noir à la mort d’un jeune frère, cette impression d’abîme, le sol qui se dérobe. Et l’effroi, et les pleurs, et les entrailles qui se déchirent, et ces questions sans cesse, sans réponses...
Le vide.
Elle avait eu une telle impression de tomber en pleines ténèbres, au bord de l’obscur. Le vide sous ses pieds, le vide autour d’elle. L’envie de vomir, de mourir, de rejoindre celui qui est parti trop vite, trop tôt. À quoi bon cette vie puisqu’elle vous arrachait un homme si jeune ?
Elle se voyait rescapée, obligée de vivre alors qu’elle aussi aurait dû, aurait pu partir. Elle était comme ces malheureux qui tombaient dans le fleuve sale, ne savaient pas nager et se débattaient pour garder la tête hors de l’eau : ils finissaient par se noyer à force de se débattre s’il n’y avait pas une bonne âme pour leur venir en aide.
Et ce simple visage faisait ressurgir avec une violence déchirante cette douleur ancienne encore si présente.

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