Dans la lande immobile

Auteur : Sarah Moss
Editeur : Actes Sud
Sélection Rue des Livres

Bill Hampton est chauffeur de bus. Nationaliste sans nuance, il se passionne pour l’histoire britannique qu’il étudie à ses moments perdus. Mais pour sa fille adolescente, Silvie, ce qui le caractérise avant tout, c’est sa violence. Un été, Bill emmène la famille dans un camp d’archéologie expérimentale au nord de l’Angleterre. Pendant deux semaines, sous la férule d'un professeur d'université et en compagnie de trois étudiants, ils vont redécouvrir le mode de vie des chasseurs-cueilleurs de l’âge du Fer, leurs rites et coutumes. Quand les hommes du groupe décident de simuler un sacrifice, Silvie est – sans surprise – désignée pour jouer le rôle de la victime. On ne sacrifie que ce qu’on aime. Et la jeune femme sait à quel point son père peut l’aimer.

Traduction : Laure Manceau
17,80 €
Parution : Mars 2020
160 pages
ISBN : 978-2-3301-3353-5
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Extrait

Ils la font sortir. Sans bandeau. Elle a les yeux grands ouverts vers le dernier ciel, la dernière lumière. Le dernier froid lui mord les doigts et le visage, les pierres – et ce ne sont pas les dernières – blessent ses pieds. Elle trébuche. Ils l’empêchent de tomber. Pas la peine de la malmener, tout le monde sait ce qui l’attend. Du plus profond de son corps, du filin de sa colonne vertébrale et des larges voies de sang sous ses côtes, depuis la vacuité de son utérus et le soulèvement de sa poitrine, elle tremble. Un corps en proie à la peur. Ils guident ce corps effrayé à travers la tourbe, le long du sentier, ses pieds nus presque insensibles aux cailloux et aux bourrades. Une psalmodie s’élève, des percussions retentissent, lentes, en rupture de rythme avec le dernier emballement de son cœur. Les autres suivent, emmitouflés contre le froid, procession de silhouettes sombres dans le crépuscule.
À l’arrivée, ils la déshabillent. C’est facile, ils ne lui ont mis qu’une tunique. Son corps est blanc dans la lumière rouge pâle, dense parmi les volutes de brouillard et le lacis de roseaux. Elle essaie de se couvrir avec ses mains, mais on l’en empêche. On lui tient les poignets pendant qu’un autre les lui attache. Sa respiration s’accélère, la condensation se dépose sur son visage. Tous sont accompagnés par leurs exhalaisons, qui se dissipent dans l’air. Ils la retournent face à la foule, ils la montrent à ses voisins, sa famille, aux gens qui lui ont tenu la main quand elle apprenait à marcher, qui lui ont montré comment tremper son pain dans la marmite et à s’essuyer la bouche, à tresser un panier et vider un poisson. Elle a joué avec les enfants qui maintenant l’épient cachés derrière leurs mères, elle a prié tout bas pour eux à leur naissance. Elle a été parmi eux, quelconque. Son frère et ses sœurs la regardent tressaillir alors que les hommes brandissent la lame, soulèvent les cheveux clairs du côté gauche de sa tête et les coupent. Ils rasent la peau à nu. Elle ne leur ressemble plus à présent. Elle tremble. Ils coincent les cheveux dans la corde qui lui entrave les poignets.
Elle gémit. L’écho de ses lamentations résonne dans le marais, à travers les branches de sorbier et de bouleau.
Il n’y a aucune surprise.
Ils passent une autre corde autour de son cou, tiennent le couteau à la lumière du soleil couchant qui s’effile derrière les rochers. Le nécessaire est à portée de main, les brins d’osier affûtés, le tas de pierres, les petites lames et la grande. Le bâton pour enrouler la corde.
Mais pas tout de suite. C’est tout un art de la maintenir dans le lieu qu’elle est en train de pénétrer, au bord de la terre-eau, dans cet espace-temps entre la vie et la mort, alors qu’il est trop tard pour retourner parmi les vivants et pas encore l’heure, pas tout à fait, d’être vraiment morte.

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