Le Plongeur

Auteur : Minos Efstathiadis
Editeur : Actes Sud

Chris Papas, détective privé à Hambourg, de père grec et de mère allemande, reçoit la visite d’un homme très âgé qui lui offre une avance importante simplement pour suivre une femme durant quarante-huit heures. La filature commence au pied de l’immeuble de la dame, et se poursuit jusqu’à un hôtel minable où elle retrouve un jeune homme dans la chambre 107 tandis que Papas, installé dans la pièce mitoyenne, s’endort lamentablement.

Le lendemain, c’est la police qui sonne chez lui : un vieillard a été retrouvé pendu dans la fameuse chambre 107. Au fond de sa poche, la carte de visite du détective. Forcément suspect, Papas poursuit seul une enquête qui l’emmène bientôt dans un coin du Péloponnèse où se trouve son propre village natal.

De l’Occupation à l’asphyxie économique imposée par l’Europe, les rapports entre la Grèce et l’Allemagne sont au cœur de ce polar qui rouvre des plaies suppurant depuis la Seconde Guerre mondiale.

Roman traduit du grec par Lucile Arnoux-Farnoux
21,00 €
Parution : Novembre 2020
205 pages
Collection: Actes noirs
ISBN : 978-2-3301-3430-3
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Extrait

“Lève-toi, il fait nuit.”
L’aube était encore loin lorsqu’il entendait la voix rauque interrompre ses rêves pour les rejeter, esquintés, aux frontières de la réalité. Bizarrement, son père disait vrai. Il devait quitter son lit en pleine nuit. C’était l’heure de travailler. “Lève-toi, il fait nuit.”
Il ouvre les yeux et les écarquille aussitôt pour deviner ce qui l’a réveillé derrière l’obscurité. Personne n’a parlé. Son père, mort depuis sept ans, lui a laissé l’injonction mille fois répétée en guise d’héritage.
Dans le ciel, un nuage à l’ouest garde un dernier reflet de lune. Il se penche pour boire à la fontaine de la cour. L’eau est pour eux une amie, car elle leur fait oublier la faim. Il glisse minutieusement la canne à pêche entre son dos et son manteau. Elle est coupée au centimètre près pour rester invisible lorsqu’il marche. La pêche est strictement interdite, comme bien d’autres choses.
Sur la route il court d’un arbre à l’autre, se cachant dans leurs ombres et derrière leurs troncs clairsemés. Il dévale les cent cinquante marches de l’église et, juste avant d’arriver au port, il coupe à gauche par le petit sentier. Il est à moins d’un kilomètre de la plage.
Le temps passe vite, il surveille en permanence l’horizon, les étoiles et l’horloge invisible enchâssée au milieu d’elles.
Il lui reste une demi-heure avant les premières lueurs du jour et rien n’a encore daigné mordre à l’hameçon. Il se prépare à secouer de nouveau la canne, mais son geste reste en suspens, tandis que deux voix masculines trouent l’obscurité. Il ne comprend pas ce qu’elles disent mais peu importe. Il ne faut pas qu’on le pince en train de pêcher, c’est la seule chose qui compte.
Les voix s’approchent lentement, régulièrement. Il n’y a ni arbre ni cachette dans un rayon de cinquante mètres au moins, et courir sur les galets ferait autant de vacarme qu’un cheval au galop. Il est pris d’une envie pressante, mais il connaît les mauvais tours que joue la peur. Il met le pied droit dans la mer. Elle est aussi glacée que son cerveau. On commence à discerner les deux ombres à l’extrémité du chemin. Il prend une inspiration, serre la canne et plonge. Sa tête s’enfonce presque entièrement sous l’eau, seule sa bouche affleure à la surface.
Les deux hommes arrivent à l’endroit où il pêchait. Même s’ils étaient à sa recherche, ils ne pourraient pas le repérer. Il est déjà en train de nager silencieusement cinquante ou soixante mètres plus loin. Ils tiennent quelque chose dans leurs mains et crient des mots incompréhensibles, lambeaux d’une protestation fatiguée.
— Un... deux...
Ils se sont mis à compter.
— Trois... et hooop !
Le bruit de la chute parvient à ses oreilles, démultiplié
par l’eau. Les hommes s’en vont, s’étant de toute évidence déchargés de leur fardeau dans la mer. Il reste sans bouger jusqu’à ce que la nuit les ait engloutis. La nage n’a rien à voir avec un divertissement estival, la canne à pêche à la main et tous ses vêtements sur le dos. Son manteau est aussi lourd que la ville tout entière, suspendue loin là-haut, sans une lumière.
Il lui faut trois ou quatre minutes pour se rapprocher du bord et avoir pied de nouveau. Le fardeau jeté par les deux hommes flotte à côté de lui. Un grand sac avec...
Non. Un corps humain. Incapable de faire ou de penser quoi que ce soit, il le tire sur le sable. La jeune femme qui le regarde de ses yeux morts grands ouverts lui coupe le souffle. Ils l’ont enveloppée dans une couverture brune. Est-ce la simple curiosité ou une ombre de concupiscence qui le pousse à écarter cette ultime protection ?
Il recule instinctivement de quelques pas. À gauche, sous le sein de marbre, il y a une curieuse marque d’un rouge sombre. Il s’approche pour mieux voir. Une plaie qui n’a pas eu le temps de cicatriser. Il n’a jamais rien vu de tel et à présent quelque chose l’attire toujours plus près. Incapable de résister, il tend la main pour toucher. Un vide inexplicable, un trou. Comment un corps humain a-t-il pu s’ouvrir ainsi ?
Il faut avertir quelqu’un mais s’il le fait on risque d’apprendre qu’il est venu pêcher – de nuit, qui plus est. Finalement il part en courant. Cette plaie sous le sein, les yeux grands ouverts et la beauté morte le poursuivront longtemps. Peut-être parce qu’il connaît la jeune femme – il fut un temps où la ville entière était fière d’elle.
Les soldats ramassent son corps deux heures plus tard. Peu après le lever du jour un ouvrier du port l’a trouvé rejeté sur la plage. Selon des ordres stricts, les préparatifs ont lieu à toute allure. Les parents ne sont autorisés à voir le visage de leur fille qu’un bref instant.
L’après-midi même, la foule monte vers le cimetière. Durant la cérémonie, le corps demeure totalement invisible dans le cercueil. Le père s’apprête à bredouiller quelque chose, mais heureusement quelqu’un lui ferme la bouche à temps.
“Noyade.” Si on cherche dans les archives de la ville, on bute sur ce mot. C’est la version officielle. Aucun médecin légiste ne s’est occupé de l’affaire. Comment l’aurait-il pu, d’ailleurs ?
Deux individus seulement savaient ce qui était arrivé. Le premier avait parlé à la jeune femme la veille au soir. Il lui avait fait face presque une heure durant, lui répétant les mêmes mots. Il l’avertissait du sort qui l’attendait, mais elle était restée à le regarder en silence, hypnotisée par l’inéluctable.
Le second homme à connaître la cause de la mort était déjà loin. Des années plus tard, il rêverait qu’il parvenait à boucher de ses doigts le trou sous le sein. Mais il est des plaies qui restent ouvertes et engendrent l’avenir.

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