Le Petit Polémiste

Auteur : Ilan Duran Cohen
Editeur : Actes Sud
Sélection Rue des Livres
En deux mots...

Alors que tout va plutôt bien pour Alain Conlang, polémiste télévisuel bénin dûment assermenté par l’État et vastement apprécié par la jeunesse, le voilà qui, lors d’un dîner sans relief, lâche une sotte et gratuite réflexion sexiste... Drôle et inquiétant, le nouveau roman d’Ilan Duran Cohen est une farce tendre aux effets secondaires coriaces.

20,00 €
Parution : Août 2020
250 pages
ISBN : 978-2-3301-3525-6
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Présentation de l'éditeur

Tout va bien pour Alain Conlang, polémiste télévisuel à la notoriété confortable. Jusqu’à ce dîner où – ennui ? ivresse ? provocation ? – il lâche une remarque sottement sexiste très mal prise. Le système bien éprouvé de délation citoyenne s’enclenche. Dénoncé, Conlang va devoir répondre de son “humour” mal ajusté devant la justice qui ne plaisante pas avec la notation sociale.

En attendant son procès, voilà Conlang comme “au coin”, traversant une période de quasi-bannissement, rythmée par les mises en demeure et les démarches administratives. Une cavale immobile et absurde contre la détérioration de sa situation qu’il affronte flanqué de sa famille en mutation, de son avocate au surpoids non réglementaire, de son stagiaire handicapé léger des sentiments et de sa nièce en détresse.

Dans cette France de très bientôt, les enjeux ont un peu glissé : l’avenir de la planète globalement sauvegardé, la santé du citoyen et l’équité multilatérale érigées en gouvernails, les relations humaines mobilisent désormais toutes les régulations.

Satiriste récalcitrant et tendre, Ilan Duran Cohen envoie son Bartleby du XXIe siècle chez Kafka. Désinvolte et gaiement désespéré, Le Petit Polémiste est le roman d’un avenir radieux. Ou du moins, à hautes radiations.

Extrait

Je n’aurais jamais dû ouvrir ma gueule. C’était un dîner parisien stupide, de routine, qui occupe une soirée d’ennui, on ne s’attend à rien, tu ne sais plus qui parle, les voix et les rires, quand il y en a, s’entremêlent joyeusement, tu dis n’importe quoi, tu n’écoutes plus les réponses qui t’assomment et t’indiffèrent, tu es là, à peine présent, juste là et ça passe. Je suis polémiste, c’est ce qu’on sait de moi, mon métier déclaré au ministère. Un petit polémiste à deux balles que l’on reconnaît dans la rue. Un coupe-file comme un autre.
Lorsque j’émets une opinion, on ne me prend pas franchement au sérieux. On m’écoute, on fait semblant de réfléchir, on s’offense un peu puis on passe à autre chose, très vite, c’est la règle. Je ne suis pas vraiment un intellectuel, ni un penseur, je cherche juste des manières d’offenser, pour interpeller les âmes usées et résistantes à tout. J’officie sur une petite chaîne de la télévision numérique qui diffuse aussi sur l’internet. Bizarrement, la télé à l’ancienne, qui s’acharne à gaver à heures fixes ses téléspectateurs d’images calibrées pour combler l’ennui ou la flemme de choisir, a vaillamment survécu au progrès. La télé tombe en miettes, mais il y aura toujours un paumé ou une famille qui n’a pas envie de se parler pour actionner une télécommande poisseuse.
Je chronique, je remplis le vide. Mes confrères plus prémiums ont accès aux chaînes d’information nationales et leur niveau de salaire est bien plus élevé que le mien. On les respecte, ils vont d’une chaîne à l’autre dispenser leur savoir, leur opinion, leur analyse avertie, ils ont toujours raison, c’est leur métier.

Ma petite carrière d’écrivain et de réalisateur de cinéma s’est dissoute d’un coup, sans prévenir, un matin, je me suis réveillé pour réaliser que je n’étais plus rien. Mon téléphone ne sonnait plus, mes velléités d’artiste s’étaient désintégrées en plein vol, sans doute à cause des nouvelles fournées de jeunes gens plus ambitieux qui arrivaient à maturité.
Cette jeunesse savait se mouvoir avec expertise dans le dédale des nouvelles règles, des usages et des tolérances. Moi je m’y perdais, les limites à ne pas dépasser m’étourdissaient et me faisaient souvent faire n’importe quoi, un peu comme un gosse qui ne sait pas jouer avec le feu. La création était devenue fortement réglementée, il y avait le bureau de la censure, celui du contrôle des égalités, le bureau de la juste représentation, de la parité, de l’anti-négation du réchauffement climatique, obtenir les visas d’exploitation de chacun de ces offices était devenu un parcours du combattant assommant pour l’artiste que je ne souhaitais plus être.
Mon emploi de petit polémiste cathodique était une planque idéale, car les jeunes étaient assez prévisibles, ils étaient exclusivement attirés par les grandes tendances écologiques ou humanistes qu’ils épousaient facilement pourvu qu’on les leur martèle correctement dans le crâne. L’intolérance les révulsait et ils s’acharnaient au respect obligatoire de l’autre, les adultes étaient irresponsables et pourris par nature. Cette jeunesse n’avait que sa morale en tête, l’égalité absolument, et les dérèglements climatiques dont on ne venait pas à bout, la Terre qu’il fallait protéger, la biodiversité qu’il fallait ressusciter, l’air qu’elle respirait, l’eau qu’elle buvait, ces agriculteurs qu’il fallait punir car ils profitaient de notre bonne terre, ces gamins souhaitaient que leur vie soit juste, comme si c’était possible, c’était facile de les offenser dans la limite du raisonnable. Ils avaient aussi soif de spiritualité, donner un sens à leur quotidien et leur futur, ils cherchaient le divin mais surtout sans Dieu, un concept plus concret, plus cool, moins contraignant. La Planète comme idole suprême convenait à toute cette jeunesse impatiente et implacable. La Terre et les éléments se fâchaient quand on était méchant et égoïste, c’était rationnel. La Planète punissait avec justesse et courroux. Elle savait aussi être clémente et généreuse lorsqu’on la servait et la respectait sans réserve.
Nous étions une trentaine de polémistes assermentés par l’État, reconnus d’utilité publique, on nous donnait une carte, une licence pour exercer, il ne fallait pas la perdre, elle était difficile à récupérer. La perdre était perçu comme une négligence et un irrespect de la fonction sacrée, nous servions la démocratie, notre carte en était la preuve irréfutable.

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