La laveuse de mort

Auteur : Sara Omar
Editeur : Actes Sud
Sélection Rue des Livres

Kurdistan, 1986. Lorsque la frêle Frmesk vient au monde, elle n’est pas la bienvenue aux yeux de son père. Ce n’est qu’une fille. De plus, son crâne chauve de nourrisson porte une petite tache de cheveux blancs. Est-ce un signe d’Allah ? Est-elle bénie ou maudite ? La mère de Frmesk craint pour la vie de sa fille. Quand son mari menace de l’enterrer vivante, elle ne voit d’autre solution que de la confier à ses propres parents.

Gawhar, la grand-mère maternelle de Frmesk, est laveuse de mort. Elle s’occupe du corps des femmes que personne ne réclame, ne veut toucher ni enterrer : des femmes assassinées dans le déshonneur et la honte. Son grand-père est un colonel à la retraite qui, contrairement à sa femme, ne lit pas uniquement le Coran mais possède une riche bibliothèque. Ce foyer bienveillant ne parviendra qu’un temps à protéger Frmesk des inexorables menaces physiques et psychologiques qui se resserrent sur elle, dans un pays frappé par la guerre, le génocide et la haine.

La Laveuse de mort est un roman violent sur la vie d’une enfant – puis d’une jeune femme – exposée à l’extrême.

Traduction : Macha Dathi
22,80 €
Parution : Octobre 2020
352 pages
ISBN : 978-2-3301-3938-4
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Extrait

10 AOÛT 2016
HÔPITAL DE SKEJBY, DANEMARK

Khanda sort en courant de la maison. Sa robe est tachée de sang. Son père est sur ses talons. Il est fou de rage et hurle que la honte vient de s’abattre sur sa famille. “Mon honneur a été bafoué ! Notre famille est en ruine, comme les maisons qui nous entourent.” Khanda crie d’une voix rauque. Elle a simplement voulu essayer le vélo, et le sang s’est mis à couler. Elle a peur. Elle voudrait seulement qu’on la rassure. Elle a peur du sang qui a jailli d’elle, si soudainement. Semblable à de l’urine rouge et épaisse. Peur de son père, qui est devenu fou furieux dès l’instant où il l’a vue.
Il l’empoigne par les cheveux et la renverse sur la route gravillonnée. Un attroupement commence à se former. “Elle faisait juste du vélo, crie une voix aiguë derrière eux. Épargne notre fille. Épargne-la, mon mari. Notre petite vie.”
Le père frappe violemment la fille et la tire à lui. “Je ne peux pas vivre avec une fille souillée !” hurle-t-il en sortant un couteau de sa ceinture. “Allahu akbar ! Allah est grand !” crient les voix autour d’eux. La chaleur est étouffante. Les pantalons bouffants des hommes leur collent à la peau. Les tchadors noirs à mailles serrées des femmes sont nimbés de vapeur. Des murmures se font entendre. “Épargne-la !” crie à nouveau la femme derrière eux. L’homme la gifle si brutalement qu’elle tombe au sol. “Maintenant tu vas ramper jusqu’à la maison ! hurle-t-il. C’est ta faute, tout ça !” La femme se relève et retourne en courant vers la maison. Sa robe sème du gravier et de la terre. Son foulard s’est défait sous la violence de la gifle.
Khanda pleure. Elle fixe la bouche qui récite des prières à une telle vitesse qu’elle n’arrive pas à suivre. Il la frappe à nouveau au visage et la force à ouvrir la bouche, tandis qu’il continue de crier que son honneur a été bafoué. Il écume. Bismillâh. Au nom d’Allah. Allahu akbar. Il tire la langue de sa fille hors de sa bouche et la sectionne d’un seul coup. “Allahu akbar ! Allahu akbar !” crient des spectateurs hystériques. Khanda s’effondre et crache du sang. Sa voix a disparu. Khanda n’émet plus que des sons inarticulés. Sa langue convulse sur la route.
Son père se penche en avant et enfonce ses doigts dans sa longue chevelure. D’un coup il lui relève la tête, lui saisit l’oreille et la tranche au ras du crâne. Puis il fait de même avec l’autre. Khanda se recroqueville sur le sol. Sa mère accourt de nouveau. Avec un bidon dans les mains, cette fois. Elle s’arrête net. Sans cesser de hurler. Elle tremble de tout son corps. Ses yeux sont noyés de larmes. Elle vide le bidon au-dessus de sa tête. Craque une allumette et s’embrase aussitôt. Puis elle se précipite vers eux, telle une torche humaine, mais s’écroule sur la route avant d’avoir rejoint sa fille ensanglantée. Le déferlement des voix redouble d’intensité. Les yeux de Khanda se ferment.

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