Agent hostile

Auteur : Mick Herron
Editeur : Actes Sud

Tom Bettany a quitté l’Angleterre depuis plusieurs années déjà. Au moment où il reçoit le message, il travaille dans une usine de traitement de la viande en France. C’est une voix de femme, qu’il ne reconnaît pas tout de suite. Elle lui dit que son fils Liam Bettany est mort. D’après la police, le jeune homme de vingt-six ans serait tombé du balcon de son appartement londonien tandis qu’il fumait un joint.

Pour la première fois depuis qu’il a coupé les ponts avec lui, des années plus tôt, Tom va retourner à Londres, bien décidé à découvrir la vérité sur la mort de son fils. Mû par la culpabilité, peut-être, ou par le sentiment que son passé frappe à la porte.

Situé dans le même Londres que celui de sa série «Slough House», ce thriller confirme que Mick Herron est l'un des auteurs de roman d'espionnage anglais les plus fins de sa génération.

Traduction : Thomas Luchier
22,00 €
Parution : Novembre 2020
333 pages
Collection: Actes noirs
ISBN : 978-2-3301-4171-4
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Extrait

La nouvelle avait traversé des centaines de kilomètres pour se retrouver à attendre dans un téléphone égaré, où elle végéta comme un papillon coincé dans une boîte qui se languit de la lumière.
Ce fut le camion de nettoyage urbain qui réveilla Bettany. 4 h 25 du matin. Il fit sa toilette au lavabo, s’habilla, retourna le matelas fin de son lit et enroula son sac de couchage, qu’il attacha et posa dans un coin. 4 h 32.
Verrouiller la porte s’apparentait à un acte de foi ou de dérision, la serrure aurait eu grand-peine à résister à la plus légère des poussées, mais la chambre ne resterait pas vide bien longtemps, puisqu’une autre personne l’occupait pendant la journée. Bettany ne l’avait jamais rencontrée, mais ils étaient parvenus à un arrangement tacite. Son colocataire ne touchait pas aux affaires de Bettany, qui se limitaient à une brosse à dents, un sac de couchage et un exemplaire corné de Gens de Dublin de James Joyce trouvé dans le bus, tandis que lui épargnait ses vêtements, trois chemises et un pantalon militaire, qui pendaient à un crochet, sur la porte.
Ses propres vêtements de rechange, il les gardait dans un sac en toile, qui restait dans un casier à l’entrepôt, et il conservait son passeport et son portefeuille avec lui dans sa ceinture de sécurité. Comme son téléphone, jusqu’à ce qu’il soit perdu ou volé.
Dehors, le froid de février sévissait, et le silence était tel qu’il entendait l’eau s’écouler dans les égouts. Un bus le dépassa en grondant, les fenêtres embuées. Bettany salua de la tête la prostituée du coin de la rue, dont le territoire était délimité par deux lampadaires. C’était une transsexuelle sénégalaise en phase préopératoire, rousse, en tout cas c’était sa couleur du moment, à qui il avait payé un coup un soir, Dieu sait pourquoi. Tous deux avaient dû s’exiler, mais c’était sans doute la seule chose qu’ils avaient en commun. Le français de Bettany était encore approximatif et son anglais à elle ne se prêtait pas au papotage.
Le parfum de la mer s’attardait dans l’air. Il se dissiperait plus tard, quand des effluves plus urbains prendraient le relais. Il monta dans son bus et, après vingt minutes de trajet, s’engagea dans un chemin qui s’affalait depuis la route principale comme une pensée tardive. Alors qu’il le descendait d’un pas traînant, un camion le dépassa en klaxonnant, éclairant de ses phares jaunes les entrepôts, pas plus hauts qu’une grange, qui se cachaient derrière des clôtures surmontées de barbelés. Une pancarte en bois pendait devant le portail, l’une des chaînes par lesquelles elle était attachée étant plus longue que l’autre. Le temps avait eu raison de son message, que Bettany n’avait jamais pu déchiffrer.
Les hurlements du bétail en détresse étaient maintenant audibles.
On le laissa entrer d’un geste de la main et il alla chercher son tablier dans le vestiaire. Un groupe d’hommes fumait devant la porte et l’un d’eux le salua en grommelant : “Tonton.”
C’était le surnom dont il était affublé ici. Son origine s’était perdue dans la brume des mois passés.
Il attacha son tablier, lequel était tellement taché de sang et de graisse qu’il semblait en plastique, et enfila ses gants tant bien que mal.
Dehors, dans la cour, le camion s’impatientait, et d’énormes cordes noires de fumée jaillissaient de ses pots d’échappement. De l’entrepôt le plus proche émanaient des sons mécaniques, pour la plupart, et des odeurs de métaux et de terreur. Derrière Bettany, des hommes écrasaient leur cigarette et se raclaient la gorge bruyamment. De l’air frais soufflait du hayon béant du camion.
Le travail de Bettany n’était pas compliqué. Des camions arrivaient et le bétail qu’ils transportaient était acheminé dans les entrepôts. La viande qui en sortait quittait ensuite les lieux dans différents véhicules. Le rôle de Bettany consistait à y déposer la marchandise. Non seulement il n’exigeait aucune réflexion, mais il en imposait même l’absence totale.
En fin de journée, il devait nettoyer la cour, une tâche qu’il accomplissait avec une application inébranlable, soufflant la moindre trace de boyaux dans les tuyaux d’évacuation.
Il débrancha son cerveau et sa journée de travail débuta. Elle était constituée d’une série familière de douleurs bénignes, d’odeurs, de sons, et d’actions répétées inlassablement de façon quasiment identique, entrecoupées de souvenirs flous qui venaient régulièrement le perturber, des instants qui avaient semblé insignifiants sur le moment, mais qui avaient subsisté. Une femme dans un café l’observant avec ce qui aurait pu être de l’intérêt ou du mépris. Une soirée aux chemins de fer avec Majeed, qui était celui qui se rapprochait le plus d’un ami. Il ne s’était pas fait d’ennemis. En tout cas, il ne croyait pas s’en être fait.
Les pensées devenaient elles-mêmes des rituels. Il était comme un animal ou un jouet mécanique à remonter qui se traîne sans but sur le même chemin.
À l’heure où les autres travailleurs sortaient de chez eux une chemise propre sur le dos, Bettany s’autorisa une pause café. Il le prit noir, dans un gobelet en polystyrène. Il avala un sandwich au fromage, adossé au grillage, en observant les nuages gris se mouvoir vers les terres.
À trois mètres de là, Majeed s’éloigna d’un groupe d’hommes occupés de façon similaire.
“Hé Tonton. Alors, on a oublié son portable ?”
Le téléphone vola à travers les airs et Bettany l’attrapa d’une main.
“Où ?
— À la Girondelle.”
C’était le bar aux abords des chemins de fer. Il était surpris de le revoir, mais la réponse à ce mystère ne tarda pas :
“C’est de la merde. Il vaut pas la peine qu’on te le pique.”
Bettany ne discuta pas.
Cette merde, qui ne valait pas la peine qu’on le lui pique, était tout juste en état de sonner, mais sa batterie n’était pas totalement déchargée. Quatre appels manqués en neuf jours. Deux provenaient de numéros du coin, qui n’avaient pas laissé de message. Les deux autres étaient anglais et inconnus de Bettany. C’était probablement du démarchage d’une banque en ligne ou d’une boîte qui cherchait à lui refourguer des fenêtres à double vitrage. Il finit son café sans savoir s’il voulait écouter les messages ou les effacer, puis son pouce prit la décision pour lui, retrouvant dans sa liste de contacts le numéro de sa boîte vocale et pressant le bouton appeler.
“Bonjour, sergent détective Welles à l’appareil, je vous appelle du commissariat d’Hoxton. Euh, à Londres. Je cherche à joindre M. Thomas Bettany. Recontactez-moi au plus vite. C’est assez urgent.”
Il indiqua son numéro, suffisamment lentement pour que Bettany le retienne du premier coup.
Sa gorge était sèche. Dans son estomac, le pain et le fromage manifestèrent leur présence.
La seconde voix était moins mesurée.
“Monsieur Bettany ? Le père de Liam ?”
C’était une fille, une jeune femme.
“Je suis Flea. Felicity Pointer ? Je vous appelle à pro-
pos de Liam... Monsieur Bettany, je suis navrée d’avoir à vous annoncer ça.”
Elle semblait vraiment navrée.
“Il y a eu un accident. Liam, je suis désolée, monsieur Bettany. Liam est mort.”
Soit elle fit une longue pause, soit le silence enregistré se prolongea au ralenti, épuisant ses minutes prépayées.
“Je suis désolée.”
“Le message est terminé. Pour le réécouter, taper un. Pour le sauvegarder...”
Il coupa la voix robotique préenregistrée.
Près de là, Majeed était en plein milieu d’une histoire, passant à l’anglais quand le français n’était pas suffisamment obscène. Bettany entendit le grincement des roues en métal d’un chariot, le son d’une chaîne éraflant une poutre. Un autre camion s’avançait lentement dans l’allée, les calandres élargies. Un modèle américain. Déjà, les détails s’accumulaient. Des instantanés flous, qui seraient toujours associés à la nouvelle qu’il venait d’apprendre et qu’il ne cesserait de feuilleter, les jours suivants.
Il dénoua le nœud de son tablier, à sa nuque. “Tonton ?”
Il le laissa tomber sur le sol.
“Où tu vas ?”
Bettany alla chercher son sac dans le vestiaire.

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