La dernière affaire de Johnny Bourbon

Je reste roi (émérite) d'Espagne
Auteur : Carlos Salem
Editeur : Actes Sud
Sélection Rue des Livres

D’humeur chagrine à l’aube de son cinquantième anniversaire, le détective Arregui reprend du service pour les besoins d’une double enquête : élucider les circonstances de la mort d’un entrepreneur véreux et retrouver le chaton d’une fille aux cheveux verts et au nom de fleur.

Il pourra compter sur son acolyte Juan Carlos de Bourbon – alias Johnny Bourbon de Scotland Yard –, roi (émérite) d’Espagne, qui après avoir cédé le trône à son fils se meurt d’ennui sous les ors de son palais de la Zarzuela. Aussi facétieux et inconséquent que lors de leur première collaboration dans Je reste roi d’Espagne, l’ex-monarque, n’aspire qu’à faire oublier une certaine partie de chasse au Botswana.

L’extravagant tandem s’embarque alors dans les péripéties les plus loufoques, comme démanteler un réseau pédophile orchestré par une ONG de protection de l’enfance.

S’il est toujours en guerre contre le monde entier et surtout contre lui-même, et qu’il a toujours la mandale facile ainsi qu’une étonnante propension à ne bien réfléchir que dans les sex-shops, le Txema Arregui de ce roman s’enrichit d’une teinte élégiaque qui sied à merveille à la tonalité parodique qui a fait le succès de Carlos Salem.

J’arrive toujours trop tôt ou trop tard aux endroits où personne ne m’attend. Je me refuse à consulter la montre en plastique que je porte au poignet pour savoir l’heure qu’il est. Ce serait faire insulte à la placidité des chats, qui règnent sur le cimetière et qui savent que le temps, comme dit toujours un presque ami à moi, c’est une autre histoire. En tout cas, le soleil, qui a quelque chose d’un chat couché là-haut, me dit qu’il est midi. L’heure sans ombre. Le moment où Peter Pan se repose et où le capitaine Crochet rêve qu’il se fabrique des bottes en peau de crocodile pour piétiner ses peurs. Le midi a quelque chose d’une frontière. Que l’on regarde devant ou derrière soi, il n’y a aucune différence. Pourtant, il y a toujours des différences. Je suis désorienté mais bien vivant. Toi, tu es morte.

Traduction : Judith Vernant
20,00 €
Parution : Octobre 2020
208 pages
Collection: Actes noirs
ISBN : 978-2-3301-4185-1
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Extrait

LE DAHLIA ROUGE
Depuis des décennies, la mythologie du roman et du film noirs s’emploie à nous convaincre que les blondes sont fatales et que la chevelure des rousses porte la tragédie.
Elle se trompe.
En réalité, les femmes les plus dangereuses sont celles aux cheveux verts.
La première fois, c’était lundi, et je la vis arriver à temps.
J’allais sortir de mon bureau quand un claquement de talons un peu trop enthousiaste m’arrêta net. J’entrebâillai la porte en verre dépoli et je la vis tourner dans le couloir, depuis la réception de l’agence.
Mince, mais avec des formes.
De longues jambes, et le pas incertain de quelqu’un qui pense à autre chose.
À trop de choses.
Elle portait un imperméable court en vinyle rouge, un sac trop lourd pour ses épaules et un béret noir incliné sur le côté, qui lui donnait l’air d’une Française et ôtait cinq bonnes années à sa trentaine.
Elle avait les cheveux verts.
Je reculai, fermai la porte et me plaquai contre le mur. Sa silhouette floue se découpa sur la porte de verre que son poing menu heurta timidement.
— Monsieur Arregui ? dit une petite voix, du genre qui s’adresserait de la même façon à un loup qu’à un chiot. J’ai besoin de vous parler, je vous en prie. C’est une question de vie ou de mort.
Au bureau, quand on me dit ça, c’est généralement pour que je retrouve un mari qui n’a aucune envie d’être retrouvé, ou pour une affaire d’héritage, ou une prosaïque histoire de fesses.
Je déteste les histoires de fesses.
Si les soupçons du client (ou de la cliente) sont exacts et que je les lui confirme, il (ou elle) me regarde comme si tout était de ma faute.
Et si je leur apporte la preuve que leur conjoint n’entretient aucune relation extraconjugale, ils pensent que j’ai mal fait mon boulot, quand bien même ils n’auraient eu aucune raison de s’inquiéter s’ils avaient correctement fait le leur.
— Monsieur Arregui ? répéta la petite voix.
Comme un dégonflé, je ne dis rien, tout en répétant dans ma tête : cheveux verts, cheveux verts, cheveux verts, cheveux verts, cheveux verts.
Je scrutai les plinthes du bureau à la recherche d’une fourmi.
À une époque, je semais de la mie de pain imbibée d’eau et de sucre dans les coins pour les faire venir. Mais depuis la désinsectisation des locaux, cet été, je me sens un peu plus seul encore.
— Je m’en vais, monsieur Arregui, finit-elle par dire. Mais je reviendrai.
Je ressentis ce que ressentirent sans doute les Japonais quand MacArthur prononça cette même phrase, en 1942. L’obstiné général américain mit sa menace à exécution. La fille aux cheveux verts le ferait aussi.
Comme il se doit pour un homme aussi habitué au danger que moi, j’attendis une heure et demie avant de sortir de ma cachette.

Mariana, la secrétaire, était partie déjeuner et je m’abstins de l’engueuler pour avoir laissé entrer un client sans me prévenir.
De toute façon, je ne lui aurais rien dit.
Depuis six ans, elle a une liaison avec Máximo Legrand, mon associé. Elle se comporte exactement comme avant, mais je ne peux pas m’empêcher d’être mal à l’aise avec elle.
J’imagine que ce qui me gêne n’est pas tant que Legrand ait le double de son âge que le fait qu’ils soient amoureux.
Les amoureux se croient seuls au monde et s’émerveillent de n’importe quoi. Ils sont épuisants.
À l’agence, Max et Mariana gardent une certaine distance, mais en dehors, ils ne se lâchent pas la main, pas même pour se gratter le nez.
Sans exagérer.
Au Malone, où on va parfois boire des coups, j’ai vu Máximo bouger imperceptiblement les narines et Mariana lever leurs deux mains entrelacées pour se gratter le nez.
Ils sont écœurants.
Et je suis un peu jaloux.
Très jaloux.
J’aurais voulu être comme ça avec Claudia, mais je ne pouvais pas.
Je ne savais pas.
Quand on est incapable d’exprimer ses sentiments, au lieu de se remuer pour changer ça, on se contente de se lamenter en répétant que “c’est comme ça”, et on continue à le faire jusqu’à ce qu’il soit trop tard.
Après la mort de Claudia, il y a presque onze ans, j’ai très souvent pensé à toutes les bêtises que j’aurais aimé partager avec elle.

Mais il n’y avait plus rien à faire. J’arrive toujours trop tôt ou trop tard. Comme le jour où elle a été tuée. Mais c’est une autre histoire.
C’est toujours une autre histoire.

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