Soleil à coudre

Auteur : Jean D'Amérique
Editeur : Actes Sud
Sélection Rue des Livres

Tu seras seule dans la grande nuit. Telle est la prophétie énoncée de longue date par Papa à la toute jeune fille qu’on appelle Tête Fêlée. Papa, qui n’est pas son vrai père, est aux ordres du pire bandit de la ville ; Fleur d’Orange, sa mère, n’a que son corps à vendre. Dans la misère d’un bidonville haïtien, Tête Fêlée observe les adultes – leur violence, leurs faiblesses, leurs addictions… et tente de donner corps à ses fantasmes d’évasion. Souvent seule entre ses quatre murs sales, elle recommence inlassablement une lettre à la camarade de classe dont elle est amoureuse, cherchant les mots qui ne trahiraient ni ses rêves ni sa vérité.

Une fable cruelle gonflée de poésie, de désir et de sang, où la naïveté d’une enfance impossible se cogne à la crudité sans pitié du monde.

15,00 €
Parution : Mars 2021
144 pages
ISBN : 978-2-3301-4889-8
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La presse en parle

Une bombe littéraire qui vous déchirera l’âme en même temps qu’elle vous laissera étourdis par la virtuosité de cette langue (...). Rarement le lecteur aura ressenti à ce point la réalité haïtienne, la littérature se révélant plus efficace que n’importe quel article de presse ou documentaire (...). Les mots de la plume montante de la francophonie font l’effet d’électrochocs, puissance vertigineuse. Sa poésie irrigue le récit, chacune de ses phrases se révèle à la fois enchantement littéraire qui rapproche le lecteur de la jouissance (le mot n’est pas trop fort car l’écriture de D’Amérique est d’une intensité érotique rare) mais aussi un coup de poignard dans les entrailles, qui laisse à terre.
Mediapart

Extrait

Les oiseaux sont fous, qui traversent ma tête. Leurs ailes, un archipel de feu. Leur chant, une colline chargée de ciels turbulents. Messagers de lumière, certainement, qui font battre encore plus fort en moi le souvenir de ma peau sujet d’un frôlement lors de la dernière journée de classe. Mais, comme toujours, je n’arrive pas à capter quelque lueur de cette aubaine, fixer sur la page cet éclair qui se répand en un long frisson dans mes artères. Ratures. Je fais royaume de papiers froissés.
Papa enfile sa robe-colère pour nous remuer, nous travailler l’esprit. Bref rappel de la fonction de sa bouche, mitrailleuse à l’affût du moindre créneau. Sang ouvert au feu, il tempête, vogue dans son orage, se livre corps entier à une violente rhapsodie, gueule comme on ne l’avait jamais engueulé, même dans son enfance. Si l’enfance, comme il croit, est l’âge du silence, il n’a pas eu d’enfance à proprement parler. La plus lointaine branche de son histoire qui nous parvienne, c’est son alliance avec la rue. Et, comme dit l’Ange du Métal, on n’est plus un enfant quand seule la rue nous berce.
Papa se déploie, vague furieuse, sous le toit. Dehors, le ciel ramasse ses dentelles. Les lueurs du jour accrochent silencieusement leur voile au bout d’un vent invisible. C’est la nuit qui vient nous l’apprendre. Flots d’ombres qui épongent le crépuscule. Pas encore lancé, le fameux vacarme de nos bouches qui célèbrent le rétablissement de l’électricité. D’habitude, quand on a déjà balancé quelque chose dans les tripes et qu’il nous reste cinq gourdes, on s’offre une bougie pour éroder l’obscurité, c’est notre meilleure aumône arrachée aux jours marqués de lumière vitale. L’électricité, on ne l’espère pas tous les jours, il y en a rarement d’ailleurs, une absence aussi chronique ici que celle des papas dans les familles. Voici l’azur en déclin, pas une étoile pour garder nos yeux dans l’illusion du bleu, ça contamine le cœur de la case. C’est la torche d’un téléphone qui nous aide à trouer la peau du visiteur obscur.

Tu seras...

Si son portable se trouve déchargé, il sera plus que contrarié. Pas question de rater des appels. Papa atteint ma tête par une gifle remarquable et prend son téléphone que j’utilisais pour éclairer la pièce. Il aurait sûrement pris mon bras avec, si ce n’était pas plus difficile à arracher. J’essaie de ne pas pleurer, redoutant l’intégral du massacre. M’empresse plutôt de ramasser par terre les papiers où j’accusais le langage d’un échec douloureux – auquel l’ouragan Papa vient de mettre un terme. Finirai-je un jour cette lettre ? Fleur d’Orange, ma mère, se rétracte à l’autre bout de la pièce. Elle n’ose pas parler, n’a jamais osé couper sa langue inerte. Années de silence qu’elle ne voit pas, éternité qu’elle subit au large d’une existence. Ma mère retient ses mots, pour ne pas replonger sa bouche dans la source amère. Le silence, puis la violence. Non : la violence, puis le silence. Fleur d’Orange a peur de briser la glace, elle fait semblant de ne rien voir, défie sa charge émotive en tordant le linge qui chante désormais plus fort au bout de ses mains. Elle a la chance d’être un peu éloignée, sinon elle s’écroulerait sous les muscles du bourreau. Du bourreau que sa bouche ne sait pas nommer.
Tu seras... Tu seras seule.
Cercueil de la tendresse, Papa ne se sent traversé par la vie que quand il cogne. Cogner... Importe peu le refuge des coups. Poétique du poing. Je frappe donc je suis. Papa ne s’adonne pas au jeu de la souplesse. Il déteste toute chose qui ne fait pas, selon lui, assez de mal aux muscles. Ne tolère pas la littérature, par exemple. Pour lui, écrire serait une vraie insulte à son corps. Il n’est pas de ces êtres qui ouvrent leur fenêtre à la poésie. Les poètes ont des poings énormes : il irait avaler Lavilliers comme du mauvais sirop pour ce vers. Il n’a pas le sens des mots. Un jour, voyant un écrivain discourir à la télé – ce n’est pas qu’il ne comprenait rien à ses propos, c’est que celui-ci le dégoûtait de se contenter d’être un écrivain –, il a jeté sa voix contre l’écran comme un sphinx : Si tu pensais à autre chose qu’à grossir ta bibliographie, si tu lançais autant de coups de poing que de mots, tu descendrais pas mal de ces salauds que tu voudrais voir se taire !

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