L'homme-miroir

Auteur : Lars Kepler
Editeur : Actes Sud

Une écolière se fait brutalement enlever et se retrouve, avec d’autres filles, dans une ancienne ferme d’élevage de visons perdue dans une forêt truffée de pièges à loup. Elles sont bien gardées : Grand-Mère est là pour veiller sur elles. Et elle n’hésite pas à sortir la scie pour les empêcher de s’égarer.
Cinq ans plus tard, le corps d’une jeune fille est retrouvé pendu sur une aire de jeux dans le centre de Stockholm. Quand le seul témoin potentiel s’avère être dans l’incapacité de les aider – souffrant lui-même de graves troubles psychiatriques – Joona Linna décide de faire appel à son vieil ami, l’hypnotiseur Erik Maria Bark.

Traduit du suédois par Lena Grumbach
23,50 €
Parution : Octobre 2021
512 pages
Collection: Actes noirs
ISBN : 978-2-3301-5568-1
Fiche consultée 240 fois

Extrait

À travers la fenêtre crasseuse de la salle de classe, Eleonor voit le vent violent charrier de fines particules le long de la chaussée et faire s’incliner les arbres et les buissons.
On croirait un fleuve de poussière qui coule devant l’école. Trouble et silencieux.
La sonnerie retentit et les élèves rassemblent leurs livres et leurs classeurs. Eleonor se lève et gagne le vestiaire avec les autres. Elle observe sa camarade de classe Jenny Lind, en train de fermer sa veste devant son casier.
Son visage et ses cheveux blonds se reflètent dans la porte en tôle cabossée.
Jenny est belle, et différente. Elle a des yeux intenses qui troublent Eleonor et la font rougir.
Et puis c’est une artiste en herbe, elle fait de la photo, et c’est la seule fille du lycée qui lit des livres. Elle a eu seize ans la semaine dernière, et Eleonor lui a souhaité son anniversaire. Personne ne prête attention à Eleonor, elle n’est pas vraiment jolie, elle le sait, même si Jenny lui a dit un jour qu’elle aimerait la prendre comme modèle pour une série de portraits.
C’était après le cours de sport, dans les douches.
Eleonor ramasse ses affaires et emboîte le pas à Jenny jusqu’à la sortie.
Le vent fait voler du sable et des feuilles mortes devant la façade blanche et dans la cour de récréation.
La drisse du drapeau claque furieusement contre le mât.
En arrivant au parking des vélos, Jenny marque un temps d’arrêt, pousse une exclamation de dépit et part sans son vélo.
C’est Eleonor qui lui a dégonflé ses pneus, pour pouvoir lui venir en aide quand elle rentrerait avec son sac et en poussant son vélo.
Elles parleraient de nouveau des portraits, diraient que les photographies en noir et blanc sont comme des sculptures de lumière.
Elle met fin au fantasme avant qu’il n’atteigne le premier baiser.
Eleonor n’est pas loin derrière Jenny quand elle dépasse Backavallen.
La terrasse du restaurant est déserte, le vent agite les parasols blancs.
Elle pourrait la rattraper, mais elle n’ose pas.
Elle reste à environ deux cents mètres de Jenny sur le chemin qui court parallèlement à la route d’Eriksberg.
Les nuages filent à toute allure au-dessus des cimes des sapins.
Les cheveux blonds de Jenny virevoltent au vent et balaient son visage au passage d’un autocar vert qui fait vibrer le sol sous son poids.
Elles laissent derrière elles les dernières maisons, passent devant le local des scouts. Jenny traverse la route et continue de l’autre côté.
Le soleil fait une percée et l’ombre des nuages s’étend sur le pré.
Jenny habite une belle villa à Forssjö, au bord de l’eau.
Une fois, Eleonor est restée à l’affût devant sa maison pendant plus d’une heure. Elle voulait lui rendre le livre que Jenny avait égaré – en fait c’était Eleonor elle-même qui l’avait caché –, mais elle n’a pas osé sonner et s’est contentée de le déposer dans la boîte aux lettres.
Jenny s’arrête sous les lignes électriques et allume une cigarette avant de se remettre en marche. La lueur fait scintiller les boutons de métal de la manche de sa veste.
Eleonor entend le vacarme d’un gros camion derrière elle.
La terre tremble quand un poids lourd avec une plaque d’immatriculation polonaise la dépasse à grande vitesse.
L’instant d’après, les freins grincent et la remorque chasse sur le côté. Le camion se déporte brutalement sur le bas-côté, roule sur la bande de gazon et s’engage sur le chemin juste derrière Jenny, puis s’immobilise.
— Non, mais putain ! lance la voix lointaine de Jenny.
De l’eau coule le long de la bâche bleue de la remorque, traçant un sillon luisant dans sa crasse.
La portière s’ouvre et le conducteur descend de la cabine. Sur son large dos, le manteau de cuir noir a une bizarre tache grise.
Ses cheveux bouclés touchent presque ses épaules.
Il court vers Jenny.
Le moteur tourne toujours, les gaz qui sortent du pot d’échappement chromé se dissipent en minces filets. Eleonor se fige en voyant le conducteur frapper Jenny au visage.
La bâche, mal fixée, flotte dans le vent et dissimule Jenny à la vue d’Eleonor.
— Eh vous ! crie Eleonor en s’élançant. Qu’est-ce que vous faites ?
Quand la grosse toile retombe, elle distingue Jenny écroulée sur le chemin piéton, deux ou trois mètres devant le poids lourd.
Elle est allongée sur le dos, lève la tête, un sourire incertain sur les lèvres et du sang entre les dents.
La toile détachée se remet à battre dans le vent.
Eleonor enjambe le fossé, les jambes flageolantes. Elle sort son téléphone pour appeler la police, mais ses mains tremblent tellement qu’il lui échappe.
Il dégringole dans les mauvaises herbes.
Elle se penche, ramasse le portable et, levant les yeux, aperçoit, sous le poids lourd, les pieds de Jenny qui se débattent quand le conducteur la soulève.
Eleonor remonte sur la route, se fait klaxonner par une voiture et se met à courir en direction du poids lourd.
Le conducteur essuie ses mains tachées de sang sur son jean. Le soleil fait scintiller ses lunettes de soleil à effet miroir lorsqu’il grimpe dans la cabine. Il claque la portière, enclenche une vitesse et démarre, une roue avant toujours sur le chemin piéton. La bande de gazon sec fume quand le poids lourd rejoint la chaussée et accélère.
Eleonor s’arrête, hors d’haleine.
Jenny a disparu.
Au sol, une cigarette piétinée et ses livres qui s’échappent de son sac.
Des particules fines tourbillonnent au-dessus de la route vide.
Des nuages de poussière s’envolent sur les prés et les clôtures. À tout jamais, le vent balayera la terre.

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