Avoir vingt ans et commencer

Auteur : André Tubeuf
Editeur : Actes Sud

Après avoir quitté Louis-le-Grand en gloire ("Les Années Louis-le-Grand", Actes Sud, 2020), le jeune André Tubeuf intègre l’École normale et y découvre la liberté des “externes”. Vu d’Ulm, un tout autre Paris s’ouvre à lui ; les divertissements culturels font florès, les splendides amitiés se renforcent, les apprentissages sont désormais davantage ceux du cœur. Puis vient l’enseignement, qui sera toute sa vie – à Nancy d’abord, puis à Strasbourg après avoir servi en Algérie. "Avoir vingt ans, et commencer" est le récit de ces commencements qui conduisent à de vrais accomplissements, portés par la plénitude de la fraternité.

23,00 €
Parution : Novembre 2021
377 pages
ISBN : 978-2-3301-5738-8
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Extrait

L’été 1950, pour moi c’est de la chaleur qui vient – enfin. J’entre à Ulm, je quitte Louis-le-Grand en gloire. J’en finis avec quatre dures années d’internat, me voici libre, libre de mes sorties. J’ai un an de répit, non pas pour décider de mon avenir, mais pour au moins le tourner un peu dans ma tête. Je pourrai donner davantage de temps, tout mon temps si possible, à mes merveilleux amis. J’ai vécu avec des internes, splendides camarades ; mais le Paris qui s’ouvre à moi, c’est celui des amis, des externes. Des mondains même, me suis-je dit, intimidé pour ne pas dire complexé, avec une sorte d’effroi. Mais déjà cet hiver – un janvier de neige –, j’ai rencontré Gérard Granel, nous nous sommes l’un l’autre trouvés, comme si sans que nous le sachions c’était là le fruit d’une attente, d’une patience. Gérard, choc, éblouissement, pour ainsi dire ivresse d’une nuit de janvier ; et ensuite, Michel Deguy. Depuis leur hypokhâgne ils sont inséparables, mais voici : lui n’a pas suivi à Ulm Gérard, reçu premier, du premier coup, au concours.
Il marine encore à Louis-le-Grand, dans l’autre section ; mais quelque chose d’électif s’est tissé entre nous. Lui externe, moi interne, nous nous sommes etrouvés chez lui à Neuilly, le plus souvent possible, pour préparer notre concours. Ce qui s’est fait dans l’allégresse, Michel paraissant beaucoup plus sûr de lui, et plus réellement prêt que je ne l’étais moi-même, qui cache mal une insécurité profonde. Les concours sont ainsi : je suis reçu, Michel pas. L’ombre projetée sur ma propre réussite m’accable. Tout l’après-midi, avant d’aller voir mes parents, je suis resté avec Michel ; pas pour le consoler ni l’encourager, mais pour lui tenir compagnie. Peut-être, au lieu de parler (et pour dire quoi ?), avons-nous écouté de la musique, Menuhin dans Bach comme tant de fois ces dernières semaines, entre une heure de grec et une d’histoire. Ou un quatuor de Beethoven peut-être, que bien en avance sur moi il est en train de découvrir. Ainsi, avec un brin de tristesse dans mon propre soulagement, prennent fin mes années Louis-le-Grand. Demain, les vacances. Déjà, en soi, bol d’air bienvenu, rupture avec quatre années pour l’essentiel confinées. Et rupture, sortie par le haut.
Depuis l’été précédent mes parents, rentrés de Beyrouth, habitent leur triste petit appartement de l’avenue Gambetta, logeant mon frère Georges quand le lycée est fermé : il marche sur mes traces, vient de passer une année en hypokhâgne à Louis-le-Grand – à mon sens, sinon le plus brillant (ce médiocre privilège m’est échu), du moins le plus solide, le plus complet assurément des trois frères Tubeuf. Durant mes deux premières années d’internat, dans toutes mes lettres je l’ai seriné à mes parents, je les ai suppliés : qu’ils fassent faire du grec à Georges, maintenant que les meilleurs jésuites sont revenus de France. Qu’il fasse ce dont j’ai été privé à cause de la guerre et dont ici, à Paris, j’éprouve si cruellement le manque. Je crois en son avenir, en son accomplissement bien plus qu’aux miens. D’une certaine façon, pas un moment je ne me suis senti digne des progrès fantastiques, inconcevables à vrai dire, accomplis ces deux dernières années. Étrangement, je subodore la maldonne, le malentendu. Je ne pourrai pas me maintenir à ce niveau. Je suis de nature trop molle, lâche comme l’est un tissu : le petit roi que je suis devenu va se réveiller tout nu. Mais c’est déjà une bénédiction que nous partions ensemble, Georges et moi, comme l’été dernier, en Savoie, chez nos amis de Beyrouth souverains de Byblos, Maurice et Mireille Dunand. Georges, dont je suis fier et que j’aime, m’aidera à trouver mon assise, à me tenir droit.

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