Les Silences d'ogliano

Auteur : Elena Piacentini
Editeur : Actes Sud

Dans un village imaginaire d’un pays du sud, nous suivons les aventures du jeune Libero Solimane, entre questionnement sur l’identité de son père, enlèvement du fils du baron, turpitudes amoureuses et guerres de clans.

19,00 €
Parution : Janvier 2022
208 pages
ISBN : 978-2-3301-6125-5
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Extrait

L’été, quand vient la nuit sur le village d’Ogliano, les voix des absents sont comme des accrocs au bruissement du vivant. Sur la terrasse, les fleurs fanées de la vigne vierge tombent dans un tambourinement obsédant. Le jappement sec des geckos en chasse dans le halo de la lanterne fait écho aux ricanements des grenouilles qui fusent du lavoir. Plus bas, vers le verger de César, le chant d’une chevêche d’Athéna ressemble au miaulement d’un chaton apeuré. Ces cris plaintifs, presque poignants, sont ceux d’une tueuse. À cette heure tardive, elle a pour habitude de faire une halte sur le vieux poirier. Je repère sa silhouette compacte qui rappelle un poing fermé. La voilà qui s’élance dans un vol onduleux. Elle prend de l’altitude, se hisse par les sentiers d’air qui naissent des inspirations et des expirations du massif de l’Argentu. À Ogliano, les montagnes occultent la quasi-totalité du ciel.
Les montagnes sont le ciel.
Je pourrais y marcher les yeux fermés. Moi, Libero Solimane, fils d’Argentina Solimane et d’elle seule, petit-fils d’Argentu Solimane dernier des chevriers, je suis né là-haut.
Là-haut, le nom des Solimane s’éteindra avec moi.
La chevêche a plongé après le premier col. Je l’imagine raser les frondaisons des chênes, marauder dans les anciens pâturages, puis fondre dans la fraîcheur des ravines et remonter le vent par le flanc nord du pic du Moine. De là, un courant ascensionnel la portera sans effort jusqu’au plateau des Fées, où les petits animaux s’enfonceront dans l’herbe grasse à son passage. L’un d’entre eux ne la sentira pas venir.
Les lois propres à l’Argentu sont immuables. Toutes ne sont pas inéluctables. Mais ceux qui sont morts ne le savent pas.
Une fois rassasiée, sans doute ira-t-elle se désaltérer à la source de la Fiumara. Peut-être s’ébrouera-t-elle quelques instants dans l’eau pure avant d’emprunter les gorges et de redescendre vers le village où l’espère sa couvée. D’ici une heure tout au plus, elle ressurgira plein ouest pour rejoindre le palazzo, où elle a élu domicile.
Mon esprit quitte les cimes. Mes yeux balayent l’obscurité proche, reconstituent le paysage à partir des indices semés sur les faîtages par le rayonnement de la lune. En contrebas du moulin que j’ai restauré, la petite maison de ma mère. À cinq cents mètres vers l’ouest, le clocher qui tient dans son giron l’essentiel du bourg. Un kilomètre plus loin encore, dominant une colline façonnée de terrasses, la masse imposante de la demeure du baron. Son toit s’est affaissé, ses persiennes à jalousies pendent à demi dégondées, les murs de la petite chapelle, gonflés d’humidité, menacent de s’effondrer. Ses jardins sont hantés d’arbustes moribonds. Les fontaines ont tari et les bassins sont colonisés par les ronces. Sa décrépitude actuelle est à la mesure de sa splendeur orgueilleuse d’antan. Quand le Palazzo Delezio rouvrait ses portes en accueillant une cohorte d’invités, c’était le signal. Alors l’été commençait vraiment. La Villa rose, c’est ainsi que je l’appelais autrefois.

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