Les amants de Montreuil

Auteur : Alex Capus
Editeur : Actes Sud

Max et Tina sont coincés dans leur voiture sur un col enneigé des Alpes. Pour passer le temps, Max raconte un fait historique qui prend sa source à cet endroit précis des montagnes. On est à la veille de la Révolution française – une époque de bouleversements et de renouveau en Europe. Jacques, valet de ferme en Gruyère, s'éprend de Marie, fille d'un riche paysan. Le père entend bien se débarrasser de lui : Jacques part tout d'abord faire son service militaire, puis travailler comme vacher au service de la sœur de Louis XVI, Élisabeth, dans son domaine de Montreuil où elle se consacre aux plus démunis.
Mais jamais les deux amants ne parviennent à oublier. Jacques le taciturne émeut tant la cour lorsqu’elle apprend son amour empêché qu'Elisabeth fait venir sa promise...

Traduction : Emanuel Güntzburger
22,00 €
Parution : Juin 2022
192 pages
ISBN : 978-2-3301-6712-7
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Extrait

Par une nuit de tempête de neige, une Toyota Corolla s’efforçait péniblement de vaincre les virages de la route du col. Les phares cherchaient le chemin entre les piquets rouges, les roues crissaient dans la neige et laissaient une trace solitaire qui disparaissait bientôt sous une nouvelle couche de neige. Le dernier habitat humain, la dernière fenêtre illuminée étaient loin en arrière. Ce n’étaient plus désormais que pâturages escarpés recouverts d’une épaisse couche de neige d’où émergeaient d’énormes rochers menaçant à tout instant de continuer leur descente vers la vallée et, çà et là, au fond d’un précipice, une petite forêt de conifères noueux figés par l’hiver, depuis longtemps intouchée par un humain.
Qui sait si le bruit du moteur ne réveilla pas quelque vieux bouquetin solitaire retiré pour la nuit dans l’un de ces bosquets. On peut l’imaginer, redressant sa tête aux puissantes cornes pour regarder la Toyota en contrebas et apercevant à travers le pare-brise les visages faiblement éclairés d’une femme et d’un homme aux yeux rivés sur la tourmente de neige. La science n’a pas encore établi si les bouquetins se font les moindres réflexions sur les agissements des humains ; mais si tel est le cas, nul doute alors que ce bouquetin, en cet instant-là, se disait ceci : à une heure pareille et par un temps pareil, cette femme et cet homme ne devraient pas s’aventurer sur une route de col. Et surtout pas dans le sens de la montée.
— Il est définitivement trop tard pour rebrousser chemin, dit la femme.
— On aurait peut-être encore pu il y a dix minutes, dit l’homme.
— Nous avons dit la même chose il y a dix minutes.
— Idem il y a vingt minutes.
— Mais là, il est vraiment trop tard.
— Je ne vois pas comment nous pourrions faire demi-tour ici.
— Quant à descendre en marche arrière, ça ne va pas non plus.
— Alors il ne reste plus qu’à rouler. Le col ne doit plus être bien loin. Encore trois ou quatre tournants, je dirais.
— Je suis vraiment contente d’avoir des essuie-glaces, dit-elle. Toi aussi tu es content d’avoir des essuie-glaces ?
— Oui.
— Quoi ?
— Oui.
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Laisse tomber.
— Tu n’es pas content d’avoir des essuie-glaces ?
Par une tempête de neige pareille ?
— Écoute, des essuie-glaces, je trouve ça génial, dit-il. Ça te va ? Nous pouvons en rester là ?
Tina et Max formaient un couple qui s’accordait toujours dans les grandes choses de la vie. Ils se chamaillaient sans relâche sur les petites choses, mais sur les grandes choses ils s’entendaient à merveille.
À peine une demi-heure plus tôt, au crépuscule, alors qu’en cette fin d’été ils roulaient sur le bitume noir à travers les prairies de l’Oberland bernois, ils s’étaient querellés avec véhémence à propos du moment où il était raisonnable d’actionner les essuie-glaces d’une automobile. Peu auparavant étaient tombés du ciel gris automnal les premiers flocons de neige, sur quoi Tina avait mis les essuie-glaces en marche tandis que Max rejetait la tête en arrière en soupirant.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Rien.
— Allez, parle.
— Rien.
— Alors quoi ?
— Les essuie-glaces.
— Qu’est-ce qu’ils ont, les essuie-glaces.
— Trois flocons de neige et tu les mets en marche.
— Et alors ?
— Maintenant le pare-brise est tout barbouillé, on voit moins bien qu’avant.
— Et alors ?
— Avoue qu’on voit moins bien qu’avant.
— S’il se met à neiger, je mets les essuie-glaces en marche. S’il ne neige plus, je les arrête.
— Mais quand même pas pour trois flocons ! — Qu’est-ce qu’il y a de mal à ça, dit-elle. Les
essuie-glaces, on les met en marche quand ça commence à tomber, c’est bien pour cette raison que les gars de chez Toyota ont installé ces machins. Je parierais que c’est ce que conseille également la notice d’utilisation.

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