Oh, Canada

Auteur : Russell Banks
Editeur : Actes Sud

Au seuil de la mort, Leonard Fife, célèbre documentariste, accepte une interview filmée que veut réaliser l'un de ses disciples, Malcolm. Fife a exigé le noir complet sur le plateau ainsi que la présence constante de sa femme, Emma, pour écouter ce qu'il a à dire, loin des attentes de Malcolm. Après une vie de mensonges, Fife entend lever le voile sur ses secrets mais, sous l'effet de l'aggravation rapide de son état, sa confession ne ressemble pas à ce que lui-même avait prévu. Puissant, écorché, bouleversant, ce roman testamentaire sur les formes mouvantes de la mémoire pose la question de ce qui subsiste - de soi, des autres - lorsqu'on a passé sa vie à se dérober.

Traduction : Pierre Furlan
22,50 €
Parution : Septembre 2022
336 pages
ISBN : 978-2-3301-6802-5
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Extrait

Fife se tortille dans le fauteuil roulant et dit à la femme qui le pousse : J’oublie pourquoi j’ai accepté ça. Dites-moi pourquoi j’ai accepté.
C’est la première fois qu’il le lui demande. Ce n’est pas une question, c’est une plaisanterie légère, une façon de se moquer de lui-même, de s’apitoyer sur son sort, et il le dit en français, mais la femme n’a pas l’air de saisir. Elle est haïtienne, âgée de cinquante et quelques années, sans beaucoup d’humour, brusque et professionnelle – exactement ce qu’Emma et lui cherchaient chez une infirmière. Maintenant, il en est moins sûr. Elle s’appelle Renée Jacques. Elle parle anglais avec réticence et un français qu’il a du mal à comprendre bien qu’il passe pour le parler couramment, du moins si c’est du québécois.
Tendant le bras au-dessus de lui, elle ouvre la porte de la chambre, pousse doucement le fauteuil au-delà du seuil, dans le couloir. Ils passent devant la porte fermée de la chambre adjacente dont Emma a fait son bureau et où elle dort depuis que Fife s’est mis à rester éveillé toute la nuit en alternant bouffées de chaleur et frissons. Il se demande si elle est là en ce moment. Pour se cacher de Malcolm et de son équipe de tournage. Pour se cacher de la maladie de son mari. De la mort imminente de son mari.
S’il le pouvait, il se cacherait lui aussi. De nouveau, il demande à Renée pourquoi il a accepté ça.
Il sait qu’elle pense qu’il ne fait que geindre sans vraiment vouloir qu’elle réponde. Elle dit : Monsieur Fife a accepté l’interview parce qu’il est célèbre à cause de quelque chose dans e cinéma, et les gens célèbres doivent donner des interviews. Elle ajoute : Il y a déjà une heure qu’ils sont là à installer leurs lampes, à déplacer des meubles et à couvrir toutes les fenêtres du salon avec du drap noir. J’espère qu’ils comptent bien tout remettre comme c’était, avant de partir.
Fife demande si elle est certaine que Mme Fife – elle s’appelle Emma Flynn, mais il l’appelle Mme Fife – est encore à la maison. Elle n’est pas sortie sans me le dire, pas vrai ? Il baisse la voix comme s’il se parlait à lui-même et ajoute en anglais : J’ai besoin d’elle ici, bordel. C’est uniquement à cause d’elle que j’ai accepté ce foutu machin. Si elle est pas là pendant, je vais tout arrêter avant que ça commence. Vous voyez ce que je veux dire ? demande-t-il à l’infirmière.
Elle ne répond pas. Se contente de pousser lentement le fauteuil dans le long corridor, étroit et sombre.
Il lui dit qu’il n’a aucune envie de devoir répéter ce qu’il a l’intention de raconter aujourd’hui, et que, de toute façon, il n’aura sans doute pas l’occasion de le répéter.
Renée Jacques mesure presque un mètre quatre-vingts, elle a les épaules carrées et le teint très sombre avec des pommettes saillantes et des yeux écartés. Elle lui fait penser à quelqu’un qu’il a connu il y a de nombreuses années, mais il n’arrive pas à se rappeler qui. Fife aime l’éclat que jette la peau lisse et brune de cette femme. C’est une infirmière de jour à domicile, et elle n’est pas tenue de porter un uniforme au travail, sauf si les clients l’exigent. Emma, quand elle a engagé Renée, avait bien spécifié : s’il vous plaît, pas d’uniforme, mon mari ne veut pas d’une infirmière en uniforme, mais Renée a quand même débarqué en tenue blanche impeccable. Au début, ça a flanqué la trouille à Fife, mais au bout de dix jours il s’y est habitué. Et puis son état s’est détérioré depuis qu’elle est arrivée. Il est plus faible, il a l’esprit plus embrouillé – seulement par intermittence mais de plus en plus souvent –, et il lui est plus difficile de prétendre qu’il n’est que momentanément handicapé, juste patraque, en train de se remettre d’une maladie curable. L’uniforme de l’infirmière ne l’embête plus autant, à présent. Ils sont prêts à ajouter une infirmière de nuit, et cette fois Emma n’a pas spécifié : s’il vous plaît, pas d’uniforme.

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