L'île haute

Auteur : Valentine Goby
Editeur : Actes Sud

Un enfant arrive en hiver dans une région de haute montagne. Parisien il découvre la neige pour la première fois. Un décor impensé, impensable se dresse devant lui, cerné de pics et de glaciers qui par instant se dessinent dans l'épaisseur du brouillard. Dans cette vallée isolée en haute montagne, à courte distance du Mont-Blanc, la nature règne en maître au rythme des saisons, ces cycles immuables au cours desquels des hommes et des femmes, des gosses, aux vies modestes mais d'une humanité décuplée par le sens et la nécessité de leurs tâches, vont partager leur monde avec ce citadin, ébahi.
Temps de guerre, temps de tourments, temps de fuite, irruption de la montagne comme recours ; ces pages magnifiques sont une échappée salvatrice.
Valentine Goby donne probablement ici le meilleur de ses romans, la portée de son livre est fascinante. Toute l'altitude d'un écrivain.

21,50 €
Parution : Août 2022
288 pages
ISBN : 978-2-3301-6811-7
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Extrait

Le froid saisit le garçon à la descente du train. Détoure son corps osseux, les saillances enfouies sous ses vêtements trop larges, l’arête du nez, les phalanges au bout des mitaines. Il se fige sur le quai, sa valise à la main, enveloppé de son souffle. Il perçoit exactement ses contours, la mince frontière qui le sépare du dehors à la jonction de la peau tiède et de la gangue d’air glacial. La sensation est si aiguë qu’il se figure sa silhouette dissociée du décor, pareille aux personnages découpés d’un théâtre d’ombres. Mais déjà ses formes se dissolvent. La neige lui monte aux chevilles, s’agrippe en gros flocons à son bonnet, son pantalon et son manteau de laine, s’amoncelle sur sa valise, ses chaussures, s’applique à l’absorber comme elle gomme toute chose. De la petite gare, des arbres, des bancs, on ne devine que des volumes polis, remodelés par la neige. Le brouillard fond les alentours dans une matière opaque dont émergent de rares lignes noires : rails, fines faces des troncs contraires au sens du vent, bords de toit. Un squelette de paysage. Même la sœur à ses côtés s’estompe, ses joues pâles, sa robe et son voile beige affadis par la neige ; seules ressortent, comme en suspens, ses montures de lunettes et sa canne.
— Vincent ?
L’homme surgit du froid, la casquette, le pantalon, la pèlerine plaqués de blanc, des glaçons accrochés à la barbe. Il a donc su pour l’avalanche, la voie ensevelie. Il est venu chercher le garçon. La sœur soupire, elle pourra repartir.
C’est leur troisième train depuis Paris. Jamais Vadim n’avait pris le train avant, un train qui distancie la ville. Il était trop anxieux pour être excité. Tout au long du trajet à côté de la sœur il a pensé respire, s’est attaché à cette discipline infime : pomper expulser l’air de ses poumons, seconde après seconde, six cents kilomètres d’incertitude fragmentés en milliers d’étapes sûres. Derrière la vitre embuée, il a à peine perçu les lambeaux de paysages défaits par la vitesse. Il a vaguement crayonné son carnet. S’est efforcé à dormir, les omoplates poncées par le dossier en bois. La pluie est tombée dru aux abords de Lyon, s’est muée en neige fondue puis en flocons serrés, une vision exagérée, quasi magique du froid. Chaque correspondance les enfonçait davantage dans l’hiver, l’hiver devait être la destination. Quand le brouillard a coulé jusqu’aux talus de part et d’autre de la voie, le visage de la sœur s’est fermé. La météo, Vadim s’en moquait, inconscient de ce danger-là. Elle savait, elle, ce que signifiait être bloqué au pied du col. Et puis elle était vieille, fatiguée, le risque de ce voyage, en soi, suffisait. Évidemment, Vadim n’a pas vu la plaine du Chedde. Il n’a pas vu la chaîne des Aravis. Il n’a pas vu les dômes, crêtes, aiguilles, sommets insoupçonnables au-delà des nuages. Il a vu des galeries compactes d’épicéas enserrer le train dans la montée, la rame luttait contre la pente et les branches ployées, lourdes de neige, rayaient la vitre du wagon comme des chevelures trempées. Il a vu un tunnel, un boyau plus obscur que l’air. Il n’a pas vu le viaduc arqué par-dessus l’Arve verte. Il n’a pas vu les clochers, les calottes neigeuses en surplomb, les glaciers écroulés, il n’en a pas idée. Le front appuyé à la fenêtre, au ras des rails il a vu des branches hérissées dans le blanc avec des feuilles au bout, il a imaginé des bras étiques hurlant au secours depuis le sous-sol gelé. Il n’a pas entendu l’annonce de l’avalanche, à ce moment-là il déchiffrait un panneau planté sur le quai, intrigué par les sonorités familières en ce lieu complètement étranger : Chamo-nix. Il connaissait ce mot, chamonixe, il se répétait distinctement les syllabes comme on piétine l’argile, un talon après l’autre, pour faire monter à la surface des cailloux enfouis, cha-mo-nixe-cha-mo-nixe-cha-mo-nixe jusqu’à ce que du fond de sa mémoire jaillisse l’image des petites brioches bombées fourrées de pulpe d’orange, glacées d’une pellicule de sucre qu’il grattait de l’ongle, il y a longtemps, quand on pouvait acheter des gâteaux Chamonix : il en projetait la vision sur le quai enneigé, couchées sous papier translucide dans une boîte en carton L’Alsacienne, et un mirage de biscuit se délitait sur sa langue, et le sucre imaginaire agaçait ses gencives. Les toponymes contradictoires, l’Alsace de la marque L’Alsacienne, à l’est de la France il croyait se souvenir, les Alpes ici plus au sud où se trouvait le panneau Chamonix, la confiture d’agrumes associée à un pays de soleil pour lequel il n’avait pas de nom, faisaient voler en éclats ses notions de géographie : où est-ce qu’on était, exactement ? Où, sur la carte dépliée par sa mère dans la chambre, la veille du départ, à quel point du trajet grossièrement tracé ? Il se sentait perdu. Il avait dû murmurer, la sœur a tapoté sa main, doucement soufflé à son oreille : Chamoni ! Pas Chamonixe... Elle a souri : mon couvent est ici. Puis elle a dit tu as entendu ? Le train s’arrêterait deux stations plus tôt à cause d’une avalanche. Il n’y avait plus qu’à espérer que l’homme était prévenu. Ne t’inquiète pas, Vincent, on y est presque. Trop tard, le mot avalanche faisait surgir une menace de plus. Alors Vadim a dormi jusqu’au bout, il s’est englouti dans le sommeil et il n’a plus rien vu.
Maintenant il est au terminus provisoire quelque part dans le blanc, pas encore arrivé à destination, il ignore tout de ce qui l’entoure sauf la neige et le froid.
— Vincent ? répète l’homme.
Il va se faire à ce prénom-là.
— Oui, c’est nous, c’est lui... dit la sœur. Vous êtes Albert ?
— Albert n’a pas pu venir, à cause de sa jambe. Je suis son frère.
L’homme racle les “r” à la façon du père de Vadim, qui s’efforce d’empêcher l’enroulement de sa langue, rabote les consonnes dans le fond de sa gorge, pour les franciser à la mode parisienne. Mais l’accent diffère, et quand l’homme parle il ouvre à peine la bouche. Pas russe, lui, c’est sûr.
— Vous êtes descendu à pied ?
— L’avalanche est tombée ce matin, j’ai pris de l’avance.
La sœur hoche longuement la tête. Elle pose sa paume sur l’épaule de Vadim, la presse.
— Prenez soin de lui... et faites mes amitiés à l’abbé Payot.
Elle secoue sa robe puis remonte dans le wagon, s’assoit derrière la vitre. Elle regarde Vadim agiter la main, faisant valser les flocons autour de son visage, et muettement articuler au revoir. La neige efface le garçon, confisque son corps maigre, ses verres de myope n’y peuvent rien. Elle pense : c’est ce qui peut lui arriver de mieux.
— La nuit vient tôt, petit, on ne va pas tarder. Fais voir tes chaussures.
Vadim suit l’homme dans le bâtiment de la gare, tape ses talons sur le carrelage.
— Bon...
L’homme se défait de sa hotte, en extirpe un genre de bottes à semelles cloutées, s’accroupit devant Vadim. Trop grandes, à l’évidence.
— On m’a dit que tu avais douze ans...
— J’ai douze ans.
— Pas tes pieds.
L’homme froisse des feuilles de journal, les bourre au fond des bottes, serre les lacets.
— Ça devrait aller.

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