Amour

Auteur : Stefania Rousselle
Editeur : Actes Sud
Sélection Rue des Livres

La journaliste Stefania Rousselle ne croyait plus en l’amour. Elle avait couvert une série d’événements tragiques, de l’exploitation sexuelle des femmes en Espagne aux attentats de Paris en 2015. Sa relation amoureuse s’était effondrée. Sa foi en l’humanité était ébranlée. Elle décida alors de partir seule sur les routes de France pour dormir chez des inconnus et leur poser une question : “C’est quoi l’amour ?”
D’un boulanger en Normandie à un berger dans les Pyrénées, d’un élagueur en Martinique à une factrice dans les Alpes, Amour est un recueil de récits intimes, accompagnés de photographies, sur la joie et la difficulté d’aimer – et d’être aimé.

28,00 €
Parution : Octobre 2022
272 pages
ISBN : 978-2-3301-7185-8
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Extrait

“Marcel ?
– Oui ?
– Pourquoi avez-vous appelé votre cabane la Villa des privés d’amour ?
– Je sais pas... Je sais pas trop parler de ça. Je suis habitué à ne rien dire.
– Je comprends.
– En fait, si... Avant, dans les familles d’éleveurs, il y avait plusieurs enfants, six au moins. Il devait toujours y avoir un berger pour s’occuper des bêtes. Et les parents envoyaient dans la montagne celui qu’ils aimaient le moins. Ça a été mon cas. À 14 ans. Mes parents avaient de sacrées préférences. Maman surtout. Mais les mamans, elles font ce qu’elles peuvent.”
Marcel avait gravé le nom de sa cabane, au couteau, juste au-dessus de sa porte. Il avait 63 ans quand je l’ai rencontré. Et depuis toujours, il montait ici, dans la vallée d’Aspe, avec ses mille brebis. Il avait des rides profondes, une grosse moustache, des yeux noirs, des cheveux gris – épais. Il fumait des roulées, il portait un béret, un tee-shirt avec la faucille communiste et il faisait du fromage.
Et moi, Marcel, je voulais absolument lui parler – parce que j’avais besoin de réponses. J’avais le cœur brisé. Je n’avais qu’une seule question pour lui : c’est quoi l’amour ?
Parce que l’amour, je n’y croyais plus. Je ne me sentais pas aimée. Je ne le voyais pas autour de moi. Ça faisait des années que j’étais journaliste pour la presse américaine. Je couvrais l’Europe en vidéo : la crise de la dette, la pauvreté, la politique, le chômage, l’immigration. Le chaos. La détresse. En boucle. Avec des deadlines ultra serrées et une pression terrible. Je n’avais pas le temps de digérer la douleur des gens que j’étais déjà dans un avion, un train. Devant une autre famille. Je me souviens, je venais de rentrer d’Espagne, et je faisais des cauchemars terribles. J’avais passé deux semaines à travailler sur l’esclavage sexuel des femmes. J’étais rentrée à la maison, mais elles, elles étaient toujours là-bas, dans la rue, dans les bordels, à se faire violer, dix, quinze fois par jour. Comment est-ce que je pouvais laisser cette douleur derrière moi ?
À mon retour, tout ce que je voulais, c’était de la tendresse, de l’affection, du réconfort – de l’amour, quoi. Mais je n’en recevais pas. “Ce que tu fais, c’est pas assez bien, Stefania.” Cette phrase, il me la martelait, mon copain. Je n’en faisais jamais assez. Il me le répétait – sans cesse –, et je le croyais parce que je l’aimais. Alors je le buvais, son poison. Et quand je suis tombée à terre, il m’a quittée. Il avait fait son boulot : j’étais morte à l’intérieur. Mais j’avais tellement de travail et je ne voulais décevoir personne. Il fallait que je reste concentrée. “Bosse Stefania, bosse.”
Un soir, j’étais chez moi, toute seule, en pyjama, jogging-sweat à capuche, et je regardais un documentaire. Mon téléphone vibre. “Prise d’otages au Bataclan.” Putain, le Bataclan, c’est en bas de chez moi. J’ai pris ma caméra et j’ai foncé. “T’es dessus ?” C’était mon boss au New York Times. “Oui.” J’étais toujours en pyjama.
On était le 13 novembre 2015. Une tuerie de masse avait lieu à Paris. Au Stade de France et au Comptoir Voltaire, trois hommes se faisaient exploser. Au Bataclan, au Carillon, au Petit Cambodge, à La Bonne Bière, à la Casa Nostra, six autres terroristes tiraient – à la kalachnikov – sur tout ce qui bougeait. En bas de chez moi, le long du boulevard Beaumarchais, les ambulances s’alignaient pour récupérer les victimes. 130 morts, 430 blessés. On est nombreux à connaître une personne qui est partie ce soir-là. Moi, c’était le grand frère d’un ancien amoureux. À peine quelques mois plus tôt, on dansait tous ensemble comme des dingues au mariage d’une copine. On était tous tellement heureux ; c’était la joie, on fêtait l’amour. Et maintenant, il était mort, assassiné. Et pour quoi ? Et puis, comment on se remet de ça ? Eh bien, on ne s’en remet pas.
Pendant des semaines, j’entendais des sirènes la nuit, alors je me réveillais en sursaut, je sautais de mon lit et je rassemblais mon matériel : “Il y a une nouvelle attaque. Faut que j’y aille. Vite. Vite. Viiite !” Sauf qu’il n’y avait pas de nouvelle attaque. Il n’y avait que le silence. Alors je restais dans le noir, assise sur le bord de mon lit.
Je n’avais pas le temps de souffler, les sujets s’empilaient. Des réfugiés SDF, terrorisés à l’idée d’être stigmatisés. Des enfants, terrorisés à l’idée d’une nouvelle attaque. Des veillées, place de la République. Puis j’ai été envoyée à Marseille. Les élections régionales approchaient, et le Front national gagnait du terrain. Pendant plusieurs semaines, j’étais H24 avec l’un de leurs candidats. À écouter son poison. Encore du poison.
Je pensais que j’étais forte. Je ne l’étais pas. Je ne l’étais plus. J’étais brisée. Ça faisait des années, en fait. Mais là, je n’avais plus la force. C’était trop pour moi. J’étais engloutie par la tristesse. Où était cet amour dont tout le monde parle ? Parce que moi, tout ce que je voyais, c’était la mort, la haine et le désespoir.
Je me suis enfermée dans le noir, pendant des semaines. Des mois. J’avais envie de mourir.
Mais il fallait que je me donne une dernière chance. Alors je me suis dit : “Tu sais quoi, Stefania ? Cet amour, tu vas aller le chercher. Tu vas aller voir si les gens s’aiment ou si tout simplement l’amour a disparu.”
J’irais dans des villes au hasard, aborder des gens au hasard, pour leur poser une question : “C’est quoi l’amour ?”
J’ai pris ma voiture et je suis partie, toute seule, sur les routes de France. Direction le Nord.
J’avais pensé à ma grand-mère, Maria. Elle était née en Hongrie. Elle avait une belle vie là-bas ; sa mère était infirmière et son beau-père dirigeait une maternité. Mais la Seconde Guerre mondiale est arrivée. Les Russes ont envahi son pays et tuaient tout le monde sur leur passage. Il fallait partir et vite. Après des mois d’errance, des soldats américains les mirent à l’abri, elle et sa famille, dans un garage près de Nuremberg. La guerre était finie. Mais ils avaient faim. Sa grand-mère se laissa mourir pour leur donner sa part. Mais elle était morte pour rien – la faim ne partait pas. Maria, ma grand-mère, fut alors envoyée à la base américaine chercher de quoi manger. Et c’est Henry, un officier des services secrets, qui lui ouvrit la porte – mon grand-père.
C’est donc à Calais que j’allais commencer mon périple. Dans les camps de réfugiés.
Mais quand je suis arrivée, il n’y en avait plus, de camps. Ils avaient été complètement rasés par le gouvernement. Les réfugiés étaient obligés de dormir dans la forêt. De dormir dans la boue.

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