La Bestia

Auteur : Carmen Mola
Editeur : Actes Sud

Au printemps 1834, dans Madrid assaillie par les guerres carlistes et le choléra, surgit le cadavre d'une pré-adolescente, sauvagement démembrée. Elle porte à la bouche un insigne en or représentant deux masses croisées. Dans les quartiers miséreux affolés, on attribue le crime à un animal chimérique géant, vite dénommé «La Bête». Les disparitions se multiplient et il n'y a guère qu'un journaliste idéaliste pour croire que «La Bête» est un homme. Aidés d'un policier borgne et désabusé et d'une jeune orpheline, il mène l'enquête depuis les bas-fonds jusqu'aux palais à colonnades. L'enfer n'est pas toujours là où on le pense. Thriller au suspense permanent, au rythme effréné et à la violence savamment orchestrée, "La Bestia" n'en est pas moins une reconstitution historique très aboutie. Où «Carmen Mola» s'offre une étonnante incursion dans l'univers de Dickens.

Traduit de l’espagnol par Anne Proenza
24,50 €
Parution : Octobre 2022
480 pages
Collection: Actes noirs
ISBN : 978-2-3301-7188-9
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Extrait

Madrid, 23 juin 1834

Sous la pluie battante qui a converti le sol argileux en bourbier, un chien famélique joue avec la tête d’une petite fille. L’orage tombe sans pitié sur les bicoques, les cahutes et les toits misérables qui semblent sur le point de s’effondrer à chaque rafale de vent. Le Cerrillo del Rastro, proche des abattoirs de Madrid, s’inonde dès qu’il pleut.
Pour accéder à ce quartier pauvre et oublié, il faut descendre par une pente abrupte et traverser plusieurs ravines qui se sont formées ici et là. L’eau frappe durement les toits de tôle, de chaume ou de branches, s’immisce dans les maisons, crée des flaques d’eau dans le sable et des cascades sur les talus. Pas étonnant que personne ne prête attention au chien, ni à ses grognements ludiques lorsqu’il secoue la tête de la fillette en enfonçant ses crocs dans une des joues.
Le cri hystérique d’une vieille femme agenouillée près d’un cadavre couvert de boue au fond d’un petit ravin accompagne le vacarme de la pluie.
— La Bête... elle nous prendra tous. C’est la Bête, elle nous tuera...
Donoso ne parvient pas à la faire taire : “La Bête est ici”, ressasse la vieille. Il a lentement glissé jusqu’au fond du fossé où gisent maintenant, à ses pieds, les restes d’un corps qui évoquent les abats d’un boucher : un torse pourvu d’un bras désarticulé qui pend par un fil de muscle et de chair déchirée. La jambe droite ne semble pas abîmée. Mais là où devrait se trouver l’autre, à gauche, il n’y a qu’un moignon, un trou qui laisse voir la blancheur des os du pelvis. Les parties qui manquent ont été arrachées de manière violente, aucune plaie ne semble nette. Pas même sur le cou, où on devine les cervicales brisées au milieu d’un amas de chair. Seule la poitrine naissante permet d’imaginer qu’il s’agit d’une fillette âgée de douze ou treize ans, au maximum. La pluie a lavé ses restes et il y a peu de sang ; on pourrait croire qu’il s’agit d’une poupée cassée, abandonnée, maquillée par la boue.
— La Bête est ici.
La vieille femme se répète comme une girouette qui tourne sans cesse. Donoso l’écarte du cadavre en la poussant.
— Retourne dans ton taudis et cesse de faire peur aux gens.
Il a mal à la tête ; l’orage continue de faire claquer les tuiles et il sent l’humidité s’infiltrer jusque dans son cerveau. Il voudrait être loin. Personne ne souhaite rester au Cerrillo del Rastro plus de temps qu’il ne faut, excepté les plus misérables et les plus indigents, ceux qui n’ont d’autre endroit où aller et qui, sans toit sur leurs têtes, y ont construit une cabane avec pour seuls outils leurs mains, leur orgueil et leur désespoir.
Ce soir, c’est la nuit de la Saint-Jean. Les années précédentes, les habitants, originaires de tout le pays et fidèles aux traditions de chacun de leurs villages, auraient allumé des feux de joie et sauté et dansé autour des flammes. Ce n’est pas l’usage à Madrid, où on célèbre, à la place et quelques jours plus tôt, saint Antoine de Padoue, avec des bals et le rite des épingles des petites couturières*. De toute façon ce soir, la pluie empêche toute célébration. Et pas seulement la pluie : les mesures sanitaires aussi qui interdisent les rassemblements. En cette maudite année 1834, tout semble aller mal : le choléra, la guerre des carlistes, la nuit de la Saint-Jean, et la Bête, oui, la Bête.
Donoso Gual a été garde royal, mais il a perdu un œil lors d’un duel amoureux et il a été remercié. Il vient d’être recruté comme renfort policier pendant la durée du choléra pour surveiller les portes de la ville et aider où il peut. Il a retrouvé l’uniforme : casaque rouge courte avec col, pantalon bleu aux rayures latérales, épaulettes en coton blanc, qui, avec la pluie, se sont transformées en deux sortes de mouffettes trempées et dégoulinantes. Il devrait porter une carabine, deux pistolets d’arçon et un sabre courbé, mais il a dû rendre ses armes lorsqu’il a été congédié et on ne les lui a pas remplacées en le recrutant comme renfort. S’il se faisait attaquer par des villageois, il ne saurait comment se défendre. Le mieux est donc de les maintenir à distance en leur faisant croire qu’il est plus le fort, le plus puissant et le plus déterminé.

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