La Maison

Auteur : Robert Colonna d'Istria
Editeur : Actes Sud

J. a passé toutes ses vacances d’enfance dans une île. À la mort de sa mère, alors que la bâtisse revient à son frère, elle décide de ne pas se battre et de faire construire sur cette île SA maison. Modeste mais à son goût, ouverte aux siens comme aux enfants des autres, elle veut réinventer un ancrage, des souvenirs, un refuge sûr et tranquille sur la falaise toute proche du phare. Mais quand il s’agit de travaux rien n'est simple en ces lieux comme ailleurs. Alors pourquoi se mettre dans de telles situations ? Que symbolisent les maisons ? Quels sont ces attachements, ces fausses filiations, ces véritables entraves qui nous comblent de joies et nous donnent des sueurs froides ? Ce livre est celui de nos bonheurs inventés, reconstruits, envolés. Celui de nos désirs d'étés.

19,00 €
Parution : Janvier 2023
160 pages
ISBN : 978-2-3301-7356-2
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Extrait

Aller à sa maison – plus exactement sur le terrain où serait sa maison –, c’était, pour J, se rendre à un rendez-vous amoureux. À un colloque qui allait la combler, la réjouir, comme chaque fois la surprendre avec ce qu’elle désirait.
Se rendre sur l’île était une petite expédition. Il fallait d’abord deux heures de route – en admettant qu’au sortir de la ville des embouteillages ne gênent pas la circulation et qu’au large d’autres villes, qu’il fallait contourner, il n’y ait pas non plus de ralentissements. Des bretelles périurbaines pour quitter l’agglomération, puis de longues autoroutes, larges, au milieu d’interminables forêts sauvages. Puis une autre ville, minuscule, tapie au fond d’une baie, dont il fallait s’approcher par des routes ordinaires. Cette ville n’avait aucun intérêt, J n’en connaissait que le port, point de départ pour l’île.
Là, après avoir garé sa voiture sur un grand parking, il fallait attendre le départ du bateau. Ambiance toujours bon enfant, familière, qui était déjà l’ambiance de l’île, augmentée de l’excitation du voyage. Il fallait faire la queue – parfois sous la pluie, en plein vent, dans le froid, parfois la nuit n’avait pas encore disparu, il gelait –, il fallait faire la queue pour se procurer des billets. Puis transporter ses bagages près du bateau. À cette fin, la compagnie mettait à la disposition des voyageurs de grandes brouettes. C’était fou, ce qu’on emportait quand on allait passer quelques jours sur l’île, ce dont on imaginait avoir besoin – et dont on avait besoin vraiment. Tout passait par là, par ce minuscule ferry qui, quatre fois dans la journée – ou seulement quatre fois par semaine, en saison creuse –, faisait des rotations entre l’île et le continent. Paquets, colis, meubles, valises, sacs de nourriture : les brouettes débordaient d’amoncellements branlants, que les passagers déposaient au bord du quai, où le ferry allait s’amarrer, ou bien dans la cale, si le navire était déjà là. Des voyageurs allaient prendre un café, ou une collation, pour tromper leur attente. D’autres flânaient sur les quais. Odeur de mer, de varech. Cris des mouettes. Des chalutiers se balançaient amarrés à des estacades noircies par l’humidité. Beaucoup de ces bateaux de pêche portaient des noms de femmes, ou des noms d’îles lointaines : toujours des rêves. J ne détestait pas leur odeur de vieux poisson.
Puis on montait sur le navire, en entrant par le garage, avec l’impression, sitôt le pied posé sur le métal, d’accéder à un autre monde, celui de la mer, qui n’avait plus rien à voir avec le continent. Monde rude, salé, instable, dominé par le bruit du moteur et les relents de mazout. Monde de l’aventure. Là, s’il faisait beau, on s’installait dehors, sur les ponts, fouetté par le bon air, brûlé par le soleil. À peu de frais on pouvait se rêver arpenteur d’océans, découvreur d’îles inconnues. Si le temps était frais, s’il pleuvait, on voyageait dans un entrepont au plafond bas, pareil à une salle de cinéma un peu triste, mal éclairé par des hublots salis par les embruns. Sur leurs sièges, les voyageurs souvent somnolaient pour se reposer d’avoir dû se lever tôt et d’avoir roulé longtemps. À bord, pendant la traversée, J aimait commander des cocktails – Bloody Mary, Alexandra : la griserie de l’alcool, ajoutée à celle de se rendre sur l’île, accentuait la rupture avec le continent.
Pour J, la traversée était toujours une joie. Une promesse. Elle l’espérait, pendant des mois, l’attendait pendant les jours qui la précédaient. Elle y pensait, en prévoyait les détails, l’imaginait. Après l’attente, le trajet lui-même, ritualisé, paraissait léger. J était amoureuse de sa maison. De l’idée de sa maison. De ce qui serait l’illustration de son idéal de maison et de vie. Elle était amoureuse du terrain où elle serait construite. De la vue. De l’île qu’elle avait élue. Tous ses efforts pour atteindre cet endroit, ce rêve, la rendaient heureuse.
Le port de l’île n’avait guère de charme : un ponton et quelques hangars, abrités de la houle et des tempêtes. J y voyait la porte d’un autre monde, pur, fait de calme, de lenteur. Elle y débarquait pour la centième, la millième fois, mais continuait d’apprécier ce qui frappait le voyageur le découvrant : tout y était plus petit que sur le continent, comme amical. Presque pas de voitures automobiles, pas de motos, peu de bruits de moteur. L’île, d’emblée, paraissait le siège d’une vie simple et saine, facile, où le bonheur semblait chose très ordinaire.
De l’agglomération du port – des maisons fleuries un peu partout, et un garage où entre deux séjours J laissait une voiture – une étroite route goudronnée partait vers le sud. Au milieu poussaient des touffes d’herbe. Après quelques kilomètres, le revêtement s’effaçait, puis le chemin devenait terreux, boueux à l’occasion, entre des prés détrempés, souvent crevassé. La maison se méritait : le trajet pour l’atteindre faisait son prix. Qu’aurait-elle valu s’il avait suffi, pour s’y rendre, d’un claquement de doigts ?
Sa position, aussi, lui donnait de la valeur : en haut d’une falaise, face à la mer, dans le Sud de l’île, en son point le plus ensoleillé. Le terrain était dégagé, limité par des murets en pierre sèche. En contrebas, vers la mer, une végétation sauvage d’arbustes, de ronces et d’ajoncs. À quelques dizaines de mètres de la maison, à l’autre extrémité de la falaise, un phare blanc, puis d’autres maisons, à l’intérieur des terres, également blanches, des fermes, des résidences, occupées par des insulaires ou par des vacanciers. Toujours un horizon immense. Une lumière arrêtée par rien. Toujours, limpides ou sombres, animées de nuages incroyablement mobiles, toujours des ciels miraculeux.

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