Leçon de rouge

Auteur : Maria Hummel
Editeur : Actes Sud

Branea Brasil est une étoile montante de LAAC, l’école d’art la plus prestigieuse des États-Unis. Son avenir semble tout tracé et la promesse d’une célébrité mondiale assurée. Mais juste après avoir terminé un documentaire extrêmement provocateur sur l’assujettissement du corps féminin, elle est retrouvée morte dans sa chambre sur le campus. Maggie Richter – en arrêt maladie depuis l’affaire Kim Lord – se retrouve une nouvelle fois au cœur des intrigues malsaines dont le monde de l’art contemporain semble avoir le secret.
Après "Le Musée des femmes assassinées", Maria Hummel poursuit sa fascinante immersion dans les coulisses de l’art contemporain et livre un nouveau thriller retors ainsi qu’une ambitieuse réflexion sur la fétichisation des femmes.

Traduit de l’anglais (États‐Unis) par Thierry Arson
22,80 €
Parution : Février 2023
336 pages
Collection: Actes noirs
ISBN : 978-2-3301-7383-8
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Extrait

Peu après avoir emménagé à Los Angeles pour y commencer une nouvelle vie, je me rendis à une projection spéciale pour l’anniversaire de la sortie du Docteur Jivago dans la salle de cinéma ténébreuse et ornementée où avait eu lieu la première du film. À la fin de la projection, le directeur artistique vint sur scène narrer quelques anecdotes relatives au tournage.
— Vous vous rappelez la scène avec le train qui accélère, dit‐il, quand la paysanne court et s’efforce de grimper dans le wagon ? Elle est emmitouflée dans ce gros manteau en laine, et elle échoue presque à grimper par la porte à temps.
C’était parce que l’actrice avait dû exécuter la scène par deux fois, à des semaines d’intervalle.
— Lors de sa première tentative, elle a glissé et le train l’a gravement blessée aux jambes, expliqua l’orateur.
Il acquiesça aux hoquets de surprise qui s’élevaient de son public. La femme avait donc dû attendre de guérir avant de rejouer la scène. Et cette fois, elle avait réussi à être hissée dans le train.
— Son sacrifice était une preuve de l’implication de tous dans ce film, s’émerveilla‐t‐il. Elle a rattrapé le train, ce qui a sauvé la scène.
Néanmoins, ajouta‐t‐il, lors du montage on avait gardé le début de la première prise, quand la femme se rend compte qu’elle n’y arrivera pas. On peut voir la peur s’inscrire subitement sur ses traits.
— Vousl’entendezcrier,etcecrin’estpasfeint,souligna‐t‐il.
J’aurais pu relater cette histoire lorsque les habitants de ma ville natale du Vermont m’avaient demandé de leur raconter à quoi ressemblait L.A. Mais je ne l’avais pas fait. J’avais préféré répondre Ensoleillée. Surpeuplée. J’ai vu quelques stars de cinéma. Les tacos de poisson me manquent. J’avais dit ces choses parce qu’il était plus simple d’offrir à mes voisins ce qu’ils escomptaient. Rassurés d’entendre confirmées leurs convictions, ils avaient ri, sans plus insister. Si quelqu’un avait voulu creuser un peu le sujet, j’aurais évoqué mon travail au musée et mon bungalow d’Hollywood, mais ces propos étaient sans relief ni fin, parce que je ne pouvais pas avouer la vérité. J’avais perdu un amour à L.A., et failli mourir là‐bas. Et plus dur encore : pendant une toute petite heure, j’avais eu la certitude de détenir tous les éléments pour sauver une femme portée disparue, une artiste brillante et généreuse, sans doute géniale. Et puis on m’avait annoncé qu’elle était déjà morte, assassinée et abandonnée dans une tombe à fleur de sol.
Los Angeles me manquait, pourtant. La ville me manquait par fragments. Quand je gravissais les flancs escarpés de Runyon Canyon, sous un soleil de plomb. Quand je savourais une glace au safran et à l’eau de rose. Quand je me faufilais dans la pénombre des bars d’Echo Park, et que le son tonitruant des guitares faisait saigner mes oreilles. Même le flot de l’heure de pointe sur la 101 me manquait, parce qu’il m’incitait à m’attarder dans le centre et à profiter des happy hours sur les terrasses des toits d’hôtel, sous les lampes chauffantes et la masse des gratte‐ciel. Et j’avais connu de belles amitiés à L.A., surtout avec des femmes qui dérivaient doucement vers la trentaine, déchirées entre les figures féminines que nos mères avaient incarnées et les carrières de divas qu’on nous prédisait. Ensemble, nous apercevions dans les grandes vitres notre reflet, celui d’étrangères minces et lestes qui glissaient sur une façade proche.
Mais quand je repensais à mon dernier mois à Los Angeles, à cette nuit où j’avais roulé à travers la ville, en pleine panique, où je m’étais allongée dans le lit vide de mon ex, quand j’avais enfilé les vêtements de sa petite amie disparue, j’avais l’impression de me recroqueviller de l’intérieur. Qui était cette Maggie‐là, et comment était‐elle devenue aussi déséquilibrée, aussi obsédée et irréfléchie ? Je ne voulais pas croiser son regard dans le miroir. Et pourtant je la connaissais bien. Elle était en moi depuis longtemps, plus précisément depuis ce printemps glacial, des années plus tôt, quand le cadavre d’une jeune femme avait été découvert sur la rive d’un lac, dans le Vermont. Au troisième jour de mon retour à la maison, j’étais passée en voiture le long de la baie où mon informatrice avait été assassinée, et la douleur m’avait crispée de la nuque jusqu’au bout des doigts, comme si j’étais restée rigide depuis des heures.

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