La nuit est mon jour préféré

Auteur : Cécile Ladjali
Editeur : Actes Sud

Tom, psychiatre israélien à l'hôpital de Hod Hasharon près de Tel Aviv, soigne plusieurs patients, parmi lesquels Hephraïm Steiner, musicien octogénaire, et Roshan, jeune Palestinienne enceinte mais enfermée dans le déni de sa grossesse. Deux cas passionnants pour ce médecin dont les recherches portent sur l'inaudible, sur la communication intra-utérine - et qu'obsède ce qu'il a vécu et croit avoir entendu, le 11 septembre 1995, depuis le ventre de sa mère, alors que se jouait dans l'espace un drame : Soyouz ne répondait plus.

21,50 €
Parution : Janvier 2023
288 pages
ISBN : 978-2-3301-7385-2
Fiche consultée 501 fois

Extrait

Ce matin j’ai écouté Hephraïm Steiner, harpiste octogénaire – pianiste à ses heures – et ancien membre du philharmonique d’Israël. Mon patient est paranoïaque et psychotique. Suivant le protocole engagé, la séance s’est déroulée dans sa chambre, de 9 heures à 10 heures du matin. Le vieil homme m’a supplié de le laisser rentrer chez lui. Il m’a assuré que ses crises ne s’étaient pas manifestées depuis des semaines, qu’il ne souffrait plus d’insomnies et que la réduction des doses de neuroleptiques lui permettait enfin de voir le monde comme si un ongle en avait ôté la crasse qui le recouvrait. À présent, quand il rit, il s’agit d’un rire authentique, d’un vrai rire de bonheur, qui part de la plante des pieds pour remonter jusqu’à la pointe des cheveux – Avant, Tom, avant, avec les médicaments, il n’était question que d’un hoquet, qui restait serré dans la gorge et ne se déployait pas. Aujourd’hui, c’est un mouvement vigoureux, un jet de sève semblable à celui qui traverse les oliviers du jardin de Gethsémani. Un jet qui gicle de leurs racines à leurs branches argentées.
J’étais presque convaincu de l’amélioration, quand le vieil Hephraïm a commencé à tripoter le fil qui dépassait du poignet de sa manche de chemise. Alors qu’il continuait à me parler des arbres, de sa maison à Jérusalem où l’attendaient femme, enfants et petits-enfants, il tirait nerveusement sur le fil qui s’allongeait, s’allongeait, s’allongeait. À un moment, il a eu le bras tendu en direction du plafond (il était assis sur une chaise, dos contre le mur) et ce bras formait avec son corps un angle droit. Il est resté dans cette position de pantin désarticulé un certain moment, inerte, à fixer le fil qui partait de l’ourlet de sa chemise pour aller s’enrouler autour de son index qui, à force de pression, était en train de blanchir à sa base et de rougir en son bout. Je ne disais rien. Je savais qu’Hephraïm Steiner venait d’entrer dans une nouvelle phase paranoïaque. Je m’attendais à ce qu’il me conte que c’était l’infirmière en chef qui avait trafiqué ses boutons de chemises, ses ourlets de pantalons, ses élastiques de caleçons, et qu’elle avait désorganisé de façon méthodique toutes ses affaires personnelles afin de l’humilier publiquement.
Mais Hephraïm Steiner n’a rien évoqué de tout cela. Il s’est mis à pleurer sans faire le moindre bruit. De grosses larmes creusaient ses joues caves. Je lui ai demandé pourquoi il était si triste, alors qu’un instant auparavant il rêvait encore d’un prompt retour chez lui. Le vieil homme a gardé le silence un moment, puis ses lèvres se sont dessoudées – Vous n’avez pas entendu ce que je vous disais au sujet des oliviers, Tom. Vous n’avez pas cru à mon histoire de rire, Tom. Quand vous êtes entré dans ma chambre, vous aviez déjà décidé de l’état dans lequel j’étais. Je voudrais que ce fil soit assez costaud pour m’en faire un lacet de potence.
Ensuite il a cessé de pleurer, il a souri doucement et murmuré – Ou être une petite araignée et me servir de lui comme d’un pont entre ma cellule et l’extérieur. Car c’est à nous d’inventer nos propres portes de sortie. Laissez-moi, Tom.
Je lui ai obéi. La lumière du matin, poussiéreuse et excessive, passait par la fenêtre scellée. Dans la chambre, le jour était ironique. Hephraïm Steiner a refusé de me serrer la main. Il a fait quelques pas, puis s’est assis au bord du lit, face à sa harpe. L’instrument est ancien, magnifique. La console et la colonne sculptées sont couvertes de feuilles d’acanthe. Les bords du cadre se joignent en une gracieuse tête de cygne. C’est son fils, Isaac, qui lui a livré l’instrument afin que les heures soient moins longues. J’ai autorisé la chose. Lentement, Hephraïm a placé ses mains sur les cordes. Sans jouer. Il a caressé la table d’harmonie avec les paumes, en les faisant glisser du haut vers le bas de la structure. J’ai entendu un petit crissement de bronze – L’ut et le fa sont des couleurs, vous savez, Tom ? Je lui ai répondu que je ne le savais pas et que je reviendrais demain à la même heure pour qu’il me fasse entendre ces couleurs. J’ai bipé l’infirmière, qui m’a ouvert la porte de l’extérieur. Je l’ai laissé seul.

Informations sur le livre