Croire: Sur les pouvoirs de la littérature

Auteur : Justine Augier
Editeur : Actes Sud
Sélection Rue des Livres

Justine Augier ("De l'ardeur", "Par une espèce de miracle"...) qui pratique et incarne une forme de pudeur et d'éthique littéraire assez uniques voit son projet d'écrire sur la littérature comme lieu de l'engagement entrer en collision avec la maladie et bientôt la mort de sa mère. Alors que la nature même de l'urgence mute, l'intime et l'universel se tressent dans un texte bouleversant de justesse et de clairvoyance. Et qui rappelle le potentiel devenir résistant de chaque lecteur.
A l'intersection du littéraire et du politique un livre bref qui trouve sa place entre Hannah Arendt et Joan Didion.
Pas moins.

19,00 €
Parution : Janvier 2023
144 pages
ISBN : 978-2-3301-7483-5
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Extrait

Dans un temps d’enfermement et de suspens qui rendait curieusement attentif aux dangers de l’époque, l’envie d’écrire sur la littérature et ses pouvoirs m’a traversée une première fois. Elle naissait d’une croyance familière bien qu’intermittente en la puissance de la littérature face à ce qui enferme, écrase le temps, les identités, la langue, les possibles, les luttes et les espoirs. Pendant le confinement, cette croyance est donc revenue m’habiter, et les pouvoirs du livre trouvaient des contours presque nets alors que je venais de raconter l’histoire de Razan Zaitouneh, avocate, écrivaine et figure de la révolution syrienne, et celle de son ami, le penseur et écrivain Yassin al-Haj Saleh. Tous deux nous mettaient en garde – Yassin avait prévenu, s’adressant aux Européens : La Syrie est votre futur, et cette phrase ne cessait de me hanter –, mais ils dégageaient aussi de l’espace, eux qui inventaient, pensaient et écrivaient d’une façon neuve, ouvraient des brèches, laissaient entrevoir un peu de ces échappées tant espérées.
Je le devinais, la clarté de cette vision serait éphémère, vouée à s’effilocher et se défaire, ses contours seraient bientôt perdus, rendus au mystère pour être de nouveau cherchés. Mais en ces temps suspendus qui nous enjoignaient de revenir à l’essentiel, dans lesquels vibraient toutes nos craintes, existentielles et politiques, j’ai pensé trouver de quoi tenir en me tournant vers ce que peut la littérature contre ce qui entrave, au-delà de ces semaines confinées, en revenant à cette croyance ténue mais entière en une capacité des phrases à changer quelque chose au réel, par l’entremise de ceux qui lisent. Puis, à mesure que la vie reprenait son cours, cette foi a faibli et bientôt, quand je la considérais hors du travail d’écriture, revenue de l’immersion profonde, elle avait perdu de son aura brûlante, avait laissé place à une sorte de lubie, vaguement ridicule. J’aurais pu tenter de raconter l’intermittence de cette croyance puisqu’elle fait partie de la question, cette difficulté que nous avons à croire une fois pour toutes à la possibilité de déplacer, même de façon infime, une situation qui semble perdue d’avance, mais j’ai renoncé et mis de côté les quelques pages écrites.
L’hiver suivant, cette envie s’est imposée de nouveau. Cinq mois plus tôt, nous avions découvert que ma mère souffrait d’une leucémie dont elle allait mourir un mois plus tard. Elle avait passé la plus grande partie des cinq mois qui venaient de s’écouler enfermée dans une chambre semi-stérile à la Pitié-Salpêtrière, une pièce séparée du reste de l’hôpital et du monde par un sas, une pièce dans laquelle, à part le personnel médical, seuls mon frère et moi avions le droit de pénétrer mais pas en même temps, chacun de nous s’y rendant un jour sur deux pour y passer quelques heures. L’un de ces jours sur deux, j’ai évoqué l’envie qui m’avait traversée. Quand ma mère était séduite par une idée, elle devenait incapable d’y renoncer, s’y consacrait à sa manière, subtile et tenace, résolue à agir mais sans trop en avoir l’air, trouvant des moyens détournés, et s’il s’agissait ainsi de soutenir et d’accompagner, elle donnait l’impression d’une présence presque magique à vos côtés, tant elle savait se faire discrète et efficace.
Cinq mois après le diagnostic et un mois avant sa mort, en décembre 2020, elle porte un pull en laine bleu marine col en v, bien droite, le pull devenu trop grand, le bout de ses doigts repliés sur le revers des manches (J’insiste sur le fait qu’il y a toujours un détail qui “crispe” le souvenir, qui provoque cet arrêt sur image, la sensation et tout ce qu’elle déclenche, Annie Ernaux). Le col en v révèle les taches de rousseur sur la peau blonde dont je sais depuis toujours la chaleur et l’odeur, quelque chose dans son visage, dans la place qu’y ont pris ses yeux, donne à chaque mot prononcé, même le plus anodin, une forme de gravité, mais sans peser. On pourrait penser que nous sommes en train de compter les mots qui lui restent à dire mais ce n’est pas le cas, nous nous concentrons entièrement sur l’oubli de la possibilité du pire, et peut-être la gravité vient-elle de là, de cet effort intense que nous fournissons toutes les deux sans relâche. C’est en tout cas ce que je pense sur le moment. Maintenant j’ai compris que ce n’était pas le cas, qu’elle savait très bien ce qu’elle faisait, qu’elle avait comme toujours un coup d’avance.

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