Maisons de verre

Auteur : Louise Penny
Editeur : Actes Sud

Au lendemain d'Halloween, une silhouette masquée et drapée de noir apparaît à Three Pines, mettant tout le village mal à l'aise. Comme les autres, Armand Gamache voudrait la voir disparaître, mais le directeur de la Sûreté ne dispose d'aucun mobile pour l'appréhender. Quelques jours plus tard, un cadavre est trouvé dans l'église. Le meurtre serait-il lié à la crise des opioïdes qui frappe tout le Québec, jusqu'à ce hameau oublié aux abords de la frontière américaine ?
Louise Penny tisse un brillant jeu d'ellipses, l'oeuvre d'une romancière en pleine possession de son art.

Traduction : Lori Saint-Martin, Paul Gagné
24,50 €
Parution : Avril 2023
448 pages
Collection: Actes noirs
ISBN : 978-2-3301-7635-8
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Extrait

— Votre nom, je vous prie ?
— Armand Gamache.
— Et vous êtes le chef de la Sûreté du Québec ?
— Le directeur général, oui.
Gamache se tenait bien droit sur la chaise en bois. Il faisait chaud. En ce matin de juillet, la chaleur était même étouffante. Seulement dix heures et déjà Gamache pouvait goûter sa transpiration sur sa lèvre supérieure. La journée commençait à peine.
La barre des témoins n’était pas son endroit de prédilection. Et témoigner était loin d’être son occupation préférée. Témoigner contre un autre être humain. Il ne lui était arrivé d’en tirer de la satisfaction, voire du plaisir, qu’en de très rares occasions. Le cas présent n’en faisait pas partie.
Inconfortablement assis sur la chaise dure et dûment assermenté, Armand Gamache s’avoua que, malgré sa foi dans le droit et toute une carrière au sein du système judiciaire, c’était d’abord et avant tout à sa conscience qu’il devait rendre des comptes.
Et elle se révélait un juge impitoyable.
— C’est aussi vous qui avez procédé à l’arrestation, si je ne m’abuse ?
— Oui.
— N’est-il pas un peu inhabituel que le directeur général arrête lui-même un suspect ?
— Comme vous le savez, j’occupe ce poste depuis peu. Pour moi, tout est donc inhabituel. Disons que l’affaire qui nous préoccupe ne m’a pas vraiment laissé le choix.

Le procureur de la Couronne sourit. Comme il tournait le dos au reste du tribunal et au jury, personne ne le vit. Sauf peut-être la juge, à qui presque rien n’échappait.
Et le sourire qu’aperçut la juge Corriveau n’avait rien de plaisant. On aurait plutôt dit un rictus de mépris. Elle s’en étonna : en principe, le procureur et le directeur général étaient des alliés.
Il ne s’ensuivait pas nécessairement, ainsi qu’elle le savait très bien, que les deux hommes s’aimaient, ni même qu’ils se respectaient. Elle-même avait des collègues pour qui elle n’avait aucun respect, même si, a priori, jamais elle ne les aurait regardés avec une telle expression.
Pendant qu’elle les examinait, Gamache l’avait examinée, elle. Dans l’espoir de deviner ses pensées.
La désignation du juge revêtait une importance capitale. Le résultat du procès en dépendait. Dans le cas présent plus que jamais. En plus de l’interprétation des lois, l’atmosphère dans la salle d’audience était déterminante. Le juge serait-il strict ? Quelle marge de manœuvre accorderait-il aux parties en présence ?
Le juge était-il alerte ? En semi-retraite ? Attendait-il impatiemment l’heure de l’apéritif ? Était-il moins soucieux de s’imprégner des tenants et aboutissants de l’affaire que de s’imbiber d’alcool ?
Pas cette fois.
Maureen Corriveau venait juste de faire son entrée dans la magistrature. C’était, savait pertinemment Gamache, la première affaire de meurtre qu’elle traitait. Il avait de la compassion pour elle. Elle ne pouvait pas se douter du sale tour que le hasard lui avait joué. Qu’elle allait se retrouver avec un tas de désagréments sur les bras.
C’était une femme d’âge mûr qui ne craignait pas de laisser voir ses cheveux gris. Peut-être pour afficher son autorité ou sa maturité. Désormais, elle n’avait besoin d’impressionner personne. Elle avait été une plaideuse redoutable, associée à un cabinet d’avocats de Montréal. Elle avait été blonde. Avant son ascension. Avant de devenir juge.
De sauter sans parachute, en somme.

La juge Corriveau soutint le regard de Gamache. Elle avait des yeux incisifs. Intelligents. Il se demanda néanmoins ce qu’elle voyait vraiment. Et ce qui lui échappait.
La juge Corriveau semblait à l’aise. Mais il ne fallait rien en conclure. Sans doute Gamache donnait-il la même impression. Il balaya des yeux la salle d’audience du palais de justice du Vieux-Montréal. Elle avait beau être bondée, la plupart de ceux qui auraient pu s’y trouver avaient choisi de rester à la maison. Certains, comme Myrna, Clara et Reine-Marie, seraient appelés à témoigner et ne viendraient que quand on les convoquerait. D’autres villageois – Olivier, Gabri et Ruth – refusaient obstinément de quitter Three Pines pour
venir dans la ville étouffante afin de revivre cette tragédie. En revanche, l’adjoint de Gamache, Jean-Guy Beauvoir, était présent, au même titre que l’inspectrice-chef Isabelle Lacoste, qui dirigeait la section des homicides.
Ils seraient bientôt appelés à la barre des témoins. “À moins, se dit Gamache, qu’on n’en vienne jamais là.”
Il se tourna de nouveau vers le procureur de la Couronne, Barry Zalmanowitz. Au passage, il aperçut toutefois la juge Corriveau. Dépité, il la vit incliner la tête de façon presque imperceptible. Et elle plissa les yeux, tout aussi légèrement. Qu’avait-elle vu dans ses yeux à lui ? La nouvelle juge avait-elle deviné le secret qu’il s’efforçait de cacher ? Qu’il devait cacher à tout prix ?
Le cas échéant, elle risquait de mal interpréter son expression. Elle conclurait qu’il n’était pas absolument convaincu de la culpabilité de l’accusée.
Armand Gamache n’avait aucun doute à ce sujet. Il savait qui avait tué. Simplement, il craignait un dérapage. La remise en liberté d’un assassin particulièrement retors.
Il vit le procureur de la Couronne se diriger d’un pas délibéré vers sa table et chausser ses lunettes avant de lire un bout de papier avec une grande application, d’un air un peu théâtral.
“Du papier vierge, songea Gamache. Ou encore une liste d’épicerie. Un accessoire de théâtre, presque à coup sûr. Un écran de fumée. Un éclat de miroir.”

Les procès, comme les messes, étaient d’abord et avant tout des spectacles. Gamache crut presque sentir le parfum de l’encens et entendre la sonnerie ténue et métallique d’une clochette.
Les membres du jury, que la chaleur ambiante n’avait pas encore flétris, suivaient les moindres gestes du procureur de la Couronne. C’était leur devoir. Cet homme n’était toutefois pas le personnage principal. Ce rôle revenait à un acteur qui restait dans les coulisses et ne prononcerait sans doute pas un mot.
Le procureur de la Couronne retira ses lunettes et Gamache entendit le léger bruissement de la robe de soie de la juge, qui avait peine à cacher son impatience. Les membres du jury étaient sous le charme, peut-être, mais pas elle. Et leur fascination ne durerait pas. Ils étaient trop futés.

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