Le Parc aux roseaux

Auteur : Thuân
Editeur : Actes Sud
Sélection Rue des Livres

Fin des années 2000, une jeune Vietnamienne rentre à Saïgon après avoir passé dix ans à Paris. En arrivant les souvenirs de son vécu dans la capitale française se conjuguent à la redécouverte de son peuple et des siens. La jeune narratrice, libre, lucide et critique à la fois, porte ainsi sur son époque, sur la condition féminine comme sur son avenir amoureux et professionnel un regard d’une singulière richesse. Plume acide et loin des clichés, touche d’absurde et esthétique de l’ironie, autant d’éléments qui caractérisent ce roman tout en humour pour finalement mettre en lumière les liens anciens, souvent caustiques, toujours ambigus entre les Français et les Vietnamiens d’aujourd'hui.

Traduction : Yves Bouillé
22,00 €
Parution : Avril 2023
208 pages
ISBN : 978-2-3301-7758-4
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Extrait

Cet endroit du parc, un petit parc du 12e arrondissement non loin du bois de Vincennes, dont j’avoue ne pas me souvenir du nom, revient parfois dans mes rêves matinaux. Mais ce n’est qu’aujourd’hui qu’il m’est apparu avec précision, tandis qu’un étudiant montrait à la classe un de ses clichés. La photo n’avait rien de particulier et je ne suis même pas sûre qu’elle ait été prise à Paris. Un vieux banc de bois et de longues tiges effilées...
Le ciel était gris ce jour-là, c’était peut-être le jour le plus gris de l’automne. Une averse venait de prendre fin, laissant derrière elle des flaques sur l’allée de gravier. Nous étions assis côte à côte, en silence. J’avais pris la main de P. Dans le parc, il n’y avait rien d’autre que les cris des corbeaux et les roseaux blancs.
Était-ce ce rendez-vous qui m’avait poussée à rentrer au pays quelques mois plus tard avec toutes mes affaires ? Je ne saurais en être sûre. “Finis ta thèse d’abord !” m’avait dit mon père au téléphone. “Trouve-toi un petit travail pour t’occuper !” dit-il la semaine suivante. “Ne rentre pas maintenant, ne fais pas la même erreur que moi !” dit-il la dernière fois. Depuis Saigon, mon père dirigeait ma vie. Il savait par ses relations en France qu’au xxie siècle le diplôme de littérature de sa fille ne lui serait pas d’un grand secours pour trouver du travail, et risquait même de constituer un obstacle à son parcours. Mon père n’aurait jamais cru que la patrie de Voltaire et de Victor Hugo serait un jour tombée si bas. Sa voix gémissait à l’autre bout du fil : “De mon temps, la littérature et la philosophie n’étaient réservées qu’à l’éducation noble.”
Ce fut l’une des rares fois où le mot noble sortit de la bouche de mon père. À son retour au pays, il avait dû le rayer de son vocabulaire. Plus tard, alors que nous grandissions, il employait l’adjectif différent(e), que je considère, bien qu’un peu vague, comme le reflet de son rêve inavoué : ma sœur et moi devions absolument avoir une éducation différente.
Dès notre plus jeune âge, il nous avait appris qu’il existait un monde différent, au-delà des frontières de notre pays en forme de S.
Des romans français volumineux, aux couvertures rigides, que mon père avait rapportés avec lui à Hanoi par le train de la Réunification, avaient atterri sur notre pupitre. Ces livres, dont ma sœur et moi ne comprenions que quelques mots, furent emportés trois ans plus tard à Saigon avec nos affaires pour atterrir de nouveau sur notre pupitre, dans un nouvel appartement. Mon père les voyait comme une lumière en cette période obscure et non comme l’élément déclencheur de notre passion pour la littérature. Il ne lisait pas ces romans. Le rapport qu’il entretenait avec la littérature était une sorte de vénération : il se contentait de la regarder de loin.

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