Les Âmes torrentielles
Alma, jeune employée tehuelche d’une grande exploitation agricole, a pour mission d’assurer le transfert d’un troupeau de chevaux, en compagnie du gaucho qui les vend. Chevauchant leurs montures dans les contrées patagoniennes, ces deux solitudes vont apprendre à se connaître, à braver les difficultés et leur passé qui les rattrape sans crier gare. Sans compter qu’un barrage, tout proche, est sur le point de céder… Un périple tout en tension en Amérique du Sud.
Extrait
Accroupi près d’une fente dans la roche d’où jaillit un filet d’eau, Danilo s’applique à mouiller sa pierre à aiguiser. Pour y remplir un seau, il faut s’armer d’une timbale et d’un peu de patience car l’eau ensuite se perd dans les cailloux. Patience dont il ne manque pas. C’est ici qu’il vient aiguiser son facón*, pour que la pierre soit rincée en permanence.
Quand il a besoin de plus, pour un bain, pour faire boire la mule ou remplir l’abreuvoir des chiens, il descend dans le creux où se rejoignent les sources pour former le début du río Azul. Là-bas le débit est beaucoup plus important et la difficulté majeure consiste à rapporter l’eau en quantité jusqu’au puesto, cette cabane d’estive dans laquelle il passe six à sept mois par an, seul et heureux de l’être. Ça le change de son herbage d’hiver, une bicoque en dur à soixante kilomètres de là dans la vallée, où il se sent sans cesse dérangé par le passage des touristes de plus en plus nombreux.
Pour le moment, la lumière crue d’avril lui fait plisser le nez tandis qu’il passe sa lame sans hâte d’un côté, puis de l’autre, caressant la pierre mouillée jusqu’à sentir dans son poignet que le fil de son couteau est arrivé au maximum de son tranchant. Il éprouve la lame sur l’extrémité de sa moustache, à l’aveugle. Ça coupe net. Il faudra qu’il égalise en s’observant dans le carreau de sa fenêtre.
La matinée est calme, les juments et leurs poulains broutent en silence sur le versant nord du mont Pewen et le soleil du matin leur fait une ombre à longues jambes. Dans son dos, les pics de la Cordillère pointent comme un collier de dents et font sembler minuscule le mont Pewen qui culmine pourtant à mille trois cent cinquante mètres. Le vent fait onduler l’herbe haute et l’ombre des nuages court d’un bout à l’autre de l’immense plateau d’altitude dont il connaît chaque trou, chaque pierre et chaque buisson piquant de calafate.
Le bruit lointain d’un caillou qui roule lui fait tourner la tête vers le sentier étroit qui monte du fond des gorges jusqu’à son plateau d’estive. Il ne voit encore personne mais un nuage de poussière blonde s’élève au ras du feuillage gris des chacays.
Une visite.
Le couteau une fois essuyé et rangé dans son étui, Danilo se concentre sur le son qui lui parvient au gré d’un vent qui souffle par à-coups. Un cheval de contremaître ou d’estanciero* produit un son clair et métallique, les fers font voler les cailloux et le pas est sûr. Celui dont le sabot traîne et bute sur la piste avec un bruit mat appartient à un gaucho obtus qui économise le foin et charge trop sa bête. Lorsque le nuage est assez proche, il a son idée. Un ouvrier agricole, un peón, dont le cheval sans fers pose le pied avec précaution pour ne pas s’entailler la fourchette. Cheval fourbu, qui marche depuis un trop long moment. Danilo n’attend personne mais se lève sans hâte. Il est temps de mettre l’eau sur le feu.
D’un large pas, il enjambe le chien qui prend ses aises devant la porte de sa cabane. Dans la pénombre de l’unique pièce, il essuie d’un revers de manche le bombé de la bouilloire pour le faire luire, la pose sur la fonte brûlante de la cuisinière et ne sort que lorsque son visiteur siffle les chiens qui accourent en jappant. En le reconnaissant, Danilo sourit, découvrant huit dents éblouissantes. Une prémolaire manque de chaque côté, on pourrait glisser un mors en travers de sa mâchoire. Le cavalier s’arrête devant l’auvent. Cela fait tant d’années que son fils n’a pas mis les pieds au puesto... Danilo ne parvient même pas à les compter, alors il sourit plus largement encore.
— J’ai soif, annonce Eliseo, gris de la poussière du chemin.
— Tu as changé de cheval.
— Ce n’est pas à moi. Tu as du fil et une aiguille ? D’une étreinte maladroite, Danilo serre contre lui son fils aîné et lui arrache une grimace de douleur. — Sale mine, fils. Des soucis ?
— Fais-moi entrer, j’aime autant ne pas rester au soleil.