Personne morale

Auteur : Justine Augier
Editeur : Actes Sud

Le cimentier Lafarge, fleuron de l'industrie française, est mis en cause devant les tribunaux pour avoir, dans la Syrie en guerre, maintenu coûte que coûte l'activité de son usine de Jalabiya jusqu'en septembre 2014, versant des millions de dollars à des groupes djihadistes, dont Daech, en taxes, droits de passage et rançons, exposant ses salariés syriens à la menace terroriste après avoir mis à l'abri le personnel expatrié.

Justine Augier documente le travail acharné d'une poignée de jeunes femmes - avocates, juristes, stagiaires - qui veulent croire en la justice, consacrent leur intelligence et leur inventivité à rendre tangible la notion de responsabilité. Leur objectif marque un tournant dans la lutte contre l'impunité de ces groupes superpuissants : faire vivre et répondre de ses actes cette "personne morale" qu'est l'entreprise, au-delà de ses dirigeants, pour atteindre un système où l'obsession du profit, la fuite en avant et la mise à distance rendent possible l'impensable.

Minutieux et palpitant, Personne morale fait entendre les voix des protagonistes et leurs langues, si révélatrices, explore la dysmétrie des forces, la nature irréductible de l'engagement des unes, du cynisme des autres. Dépliant, avec une attention extrême, un engrenage de faits difficiles à croire, ce livre est une quête de vérité qui traque dans le langage et dans le droit les failles, les fissures d'où pourrait surgir la lumière.

22,00 €
Parution : Septembre 2024
304 pages
ISBN : 978-2-3301-9591-5
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Extrait

Dans un immeuble proche de la rue Saint-Lazare, un long couloir conduit, au fond d’un appartement sombre transformé en siège d’association, au petit bureau de Marie-Laure Guislain, Babaka Tracy Mputu et Sara Brimbeuf, à l’œuvre en plein été. La première est juriste, doit avoir un peu moins de trente-cinq ans alors et travaille pour l’association depuis quelques années. Les deux autres n’ont pas vingt-cinq ans, sont élèves avocates et commencent un stage de six mois. Concentrées dans ce petit bureau parisien, elles tra- vaillent comme on travaille l’été, dans le calme, sans trop de comptes à rendre, accordant peu d’importance aux vêtements que l’on porte, avec cette impression d’espace gagné dans la ville qui donne celle d’avoir le temps.
Leur tâche est immense : en ce mois de juillet 2016, elles commencent à échafauder une plainte contre le cimentier Lafarge, une multinationale colossale et tentaculaire, des centaines de filiales et de holdings, d’échelons et de coquilles vides, des dizaines de mil- liers d’employés, des milliards d’euros de chiffre d’af- faires et des centaines de millions de tonnes de ciment produites chaque année partout dans le monde. Elles sont trois, n’ont pas d’autres ressources que le jus de cerveau qu’elles produisent ensemble, l’expérience de Marie-Laure, leur ingéniosité et le soutien de l’asso- ciation qui les emploie. Elles savent qu’elles doivent venir à bout d’une montagne et que, lorsque la plainte sera déposée, elles se retrouveront face aux plus puis- sants cabinets d’affaires de Paris, à une armée d’avocats et de juristes aux ressources démesurées, qui tenteront de tout défaire. Elles ignorent si leur entreprise est naïve ou ambitieuse, s’y consacrent sans tenter de la qualifier, simplement parce qu’elle leur semble juste et à leur portée.
Elles connaissent le rapport de force mais ne se laissent pas impressionner, se réfugient dans le droit, s’abritent dans le plan qu’elles ont composé et dont elles connaissent les moindres recoins, œuvrent avec patience à étoffer peu à peu le squelette de la plainte, dont Marie-Laure a décidé qu’elle serait solide et étayée. Le président de l’association lui a souvent répété que deux pages pouvaient suffire mais elle a choisi une autre voie, fait à sa façon, refuse le moindre risque d’un classement sans suite. Elle croit au poids du travail, veut laisser aussi peu d’espace que possible au doute, anticiper les critiques et y répondre, baliser, planter les repères pour que les juges ne se découragent pas, les conduire et ne pas les lâcher, sans jamais forcer, s’assurer qu’ils voient se dessiner peu à peu un irréfu- table faisceau d’indices graves ou concordants.

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