Un jeu sans fin

Auteur : Richard Powers
Editeur : Actes Sud

Makatea, île oubliée du Pacifique, porte encore les stigmates de décennies d'extraction minière. Aujourd'hui, une entreprise américaine envisage d'y implanter sa base pour la prochaine grande aventure de l'humanité : la construction de villes flottantes. Mais la population est divisée.
Aux Etats-Unis, Todd Keane a révolutionné l'IA. Alors que la maladie ronge ses souvenirs, le milliardaire livre son ultime confession. Son histoire est liée à celles des habitants de l'atoll polynésien.
Personnages magnifiques, intrigue virtuose, souffle romanesque intact : Richard Powers est au sommet de son art.

Traduction : Serge Chauvin
24,00 €
Parution : Février 2025
394 pages
ISBN : 978-2-3302-0034-3
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Extrait

Avant la terre,
avant la lune,
avant les étoiles,
avant le soleil,
avant le ciel,
avant même la mer, il n’y avait que le temps et Ta’aroa. Ta’aroa créa Ta’aroa. Puis il créa un œuf qui l’abriterait.
Il fit tournoyer l’œuf dans le néant. Blotti au sein de l’œuf tournoyant, suspendu dans ce vide sans fin, Ta’aroa attendit.
À force d’attendre éternellement dans ce temps sans fin, Ta’aroa se lassa d’être niché dans son œuf. Alors il secoua son corps et fendit la coquille et se glissa hors de cette prison qu’il s’était faite.
Au-dehors, tout était silencieux et figé. Et Ta’aroa vit qu’il était seul.
Étant artiste, Ta’aroa joua avec ce qu’il avait. Son premier matériau fut la coquille d’œuf. Il l’émietta en innombrables morceaux qu’il laissa retomber. Les miettes de coquille se déposèrent pour former les fondations de la Terre.

Son ­ deuxième matériau, ce furent les larmes. Il pleura d’ennui et de solitude, et ses larmes nourrirent les océans de la Terre et ses lacs et tous les fleuves du monde.
Son troisième matériau, ce fut l’os. Il se servit de sa colonne vertébrale pour créer des îles. Des chaînes de montagnes ­ surgirent partout où ses vertèbres émergeaient des flaques de ses larmes.
La Création devint un jeu. Avec ses ongles de mains et de pieds, il façonna les écailles des poissons et les carapaces des tortues. Il s’arracha les plumes pour les transformer en arbres et en buissons, qu’il peupla d’oiseaux. Avec son propre sang, il déploya un arc-en-ciel dans les nuées.
Ta’aroa convoqua tous les autres artistes. Et les artistes vinrent à lui avec leurs paniers remplis de matériaux : du sable et des galets, de l’herbe et des feuilles de palme et des fils tissés des fibres de mille plantes. Et de concert avec Ta’aroa, les artistes façonnèrent et sculptèrent Tāne, le dieu des forêts et de la paix et de la beauté et de toutes choses construites.
Alors les artistes firent exister les autres dieux – par dizaines.
Des dieux bons et des dieux cruels, des dieux amoureux, des dieux ingénieux, des dieux facétieux. Et ces dieux emplirent le reste du monde naissant en lui apportant la couleur, le trait et les créatures de toutes espèces – créatures de la terre, des airs et de la mer.
Tāne décida de décorer le ciel. Il joua avec les possibilités, parsemant tout ce noir de points de lumière qui tournoyaient en un grand carrousel autour du centre de la nuit. Il créa le soleil et la lune, qui partagèrent le temps entre jour et nuit.
À présent qu’il y avait des jours et des mois, à présent que le monde était animé d’une vie qui foisonnait et se ramifiait, à présent que le ciel lui-même était une œuvre d’art, il était temps pour Ta’aroa de terminer son jeu. Il modela et divisa le monde en sept couches, et à la dernière des couches inférieures il plaça les humains – enfin des compagnons avec qui jouer.
Il regardait les humains déchiffrer le monde et cela le ravissait.
Les humains se multiplièrent et peuplèrent la couche inférieure comme des poissons peuplent un récif. Les humains découvrirent des plantes et des arbres et des bêtes et des coquillages et des roches, et avec toutes ces découvertes ils créèrent des choses nouvelles, tout comme Ta’aroa avait créé le monde.
À force de se multiplier, les hommes se sentirent confinés.
Alors, quand ils découvrirent le portail qui menait au niveau supérieur – ce seuil que Ta’aroa leur avait caché exprès –, ils en forcèrent l’ouverture, le franchirent et se répandirent de plus belle, une couche plus haut.

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