Personne sur cette terre
Galice 1975, un enfant assiste à l'incendie criminel de sa maison et au meurtre de son père. Barcelone 2005, l'homme qu'il est devenu semble avoir enfreint toutes les règles éthiques et morales qu'il s'était fixées en entrant dans la police. Au fil de ces trois décennies : des villageois chassent en meute pour protéger leurs secrets, des serments d'amitié éternelle se fracassent contre l'intérêt supérieur de la Famille, la cocaïne mexicaine remplace le vieux bourbon irlandais de contrebande, des hommes puissants avec des masques de loup abusent d'enfants rêveurs et un tueur à gage aux yeux noirs exécute les ordres avec une humanité déconcertante.
Extrait
Côte galicienne, février 2005
Il faisait nuit quand le chauffeur de taxi déposa l’inspecteur Julián Leal sur la “plaza Mayor”, comme il l’annonça sur un ton grandiloquent. En réalité, ce n’était guère qu’un quadrilatère bétonné avec quelques lampadaires allumés. La rue principale était déserte, plongée dans un silence sépulcral, comme si le village avait été englouti par les pages du roman Pedro Páramo. Il avait plu et les vieilles demeures seigneuriales gouttaient. Le drapeau de la mairie – un modeste bâtiment de trois étages sans rien de remarquable – pendouillait, à l’agonie. Seul un établissement au-delà de la vieille ville était encore éclairé : le seul bar de la commune. Il avait à peine changé en vingt ans, l’inspecteur s’en souvenait bien : mêmes publicités pour les glaces la Menorquina, les sodas Mirinda et Coca-Cola, même ardoise avec les menus du jour, même balcon en porte-à-faux surmonté d’un store vert et de l’enseigne en lettres délavées : “El Cerso.”
Il fut tenté de s’approcher mais, réflexion faite, il passa son chemin.
L’unique auberge se trouvait à proximité. L’enseigne était éteinte et la porte, close. Après qu’il eut sonné avec insistance, une femme vint ouvrir d’un air perplexe en même temps qu’elle enfilait une robe de chambre parsemée de brûlures de cigarette.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— On s’est parlé au téléphone hier, j’ai réservé une cham- bre. Je suis Julián Leal.
L’aubergiste le dévisagea, méfiante. De toute évidence, le client était rare.
— Vous avez sûrement parlé avec mon mari, mais il ne m’a pas transmis. Il a dû oublier. Il pédale dans la semoule, ces derniers temps... Leal, vous dites ? demanda la femme en le scrutant plus attentivement et en pinçant les lèvres. Il y avait une famille de ce nom, dans le temps. Vous en faites partie ?
— Mon père s’appelait Martín Leal. On habitait dans la maison du calvaire.
La femme l’examina de la tête aux pieds comme s’il s’agis- sait d’un fantôme. Elle parut hésiter, puis s’écarta pour le lais- ser passer.
— Essuyez-vous les pieds, je viens de passer la serpillière.
Julián observa l’ancien papier peint sur les murs, la son- nette sur le comptoir de la réception et le téléphone vert avec des touches blanches. Tout semblait figé dans le passé, la table en bois décatie avec de vieux magazines, la chaise garnie d’un coussin et l’odeur de cire rance. L’abat-jour en tissu rouge de la lampe solitaire conférait aux ombres un air canaille de lupa- nar miteux.
La femme fouilla dans une boîte contenant une douzaine de grosses clés.
— Vous pensez rester longtemps ?
Julián n’en savait rien. Combien de temps le loup peut-il se cacher dans la bergerie avant de se faire repérer ? La fem- me observa son sac de voyage. Il n’avait pas pris de quoi faire un séjour prolongé.