Ces montagnes à jamais

Auteur : Joe Wilkins
Editeur : Gallmeister

Depuis la disparition de son père en plein cœur des Bull Mountains, il y a plusieurs années, et le décès récent de sa mère, Wendell Newman vivote de son salaire d’employé de ranch sur les terres qui appartenaient autrefois à sa famille. Comme un rayon de soleil débarque alors dans sa vie aride le petit Rowdy Burns, fils d’une cousine incarcérée, dont on lui confie la garde. Un lien puissant et libérateur se noue entre Wendell et ce garçon de sept ans mutique et traumatisé. Mais tandis que s’organise la première chasse légale au loup dans le Montana depuis plus de trente ans, les milices séparatistes qui vénèrent le père de Wendell se tournent vers le jeune homme. Bien décidé à ne pas prendre parti, Wendell devra tout faire pour protéger Rowdy et conjurer la violence qui avait consumé la vie de son père.
Portrait poignant d’un homme prisonnier du passé au sein d’une communauté fracturée et incomprise, Ces Montagnes à jamais est une histoire envoûtante d’amour sacrificiel.

Traduit par Laura Derajinski
23,00 €
Parution : Mars 2020
320 pages
ISBN : 978-2-3517-8194-4
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Extrait

Jamais Dans toute cette nature. Même avec vos quads et vos radios et tous vos trucs. Même pas. Ce que je veux dire. C’est que vous me retrouverez jamais. Jamais dans toute cette nature. Je peux courir et me cacher et courir encore et même si c’est rien qu’un instant à six cents mètres et que vous devez me coller une balle dans le dos ces montagnes sont à moi bande d’enculés bande d’enculés et de lâches je vous le dis une bonne putain de fois pour toutes que les Bull Mountains sont à moi.

Tandis que Le 4x4 de la fille des voisins disparaissait au bout de la route, Wendell regarda éclore la poussière soulevée par les pneus et s’élever dans les nuances dorées, ocres, et dans le bleu nacré du ciel crépusculaire. Une lumière de moisson, une lumière de fin août – mince, oblique, granuleuse. Derrière lui, les montagnes déjà sombres et contusionnées.
Wendell retourna dans le mobile-home et la porte-moustiquaire se referma derrière lui en claquant. Il considéra le garçon assis sur le sol du salon qui gribouillait dans un cahier à spirales, des traits au crayon si sombres et si déterminés qu’ils viraient à l’argenté. Le garçon ferma soudain le cahier, enfonça le crayon dans les torsades métalliques du dos. Il regarda Wendell, le noir de ses yeux, la partie la plus immense de son corps.
— Jepariequetuasfaim,ditWendell.Onvasepréparer un truc à manger.
Il n’avait pas souvent été chez lui, au cours des dernières semaines de moissons, et s’il préférait le ragoût de bœuf ou le chili, il ne trouva pourtant que des conserves de pâtes au poulet dans le placard. Wendell se rendit compte qu’il allait devoir faire les courses plus régulièrement, maintenant que le garçon était là.
— Bon, eh bien c’est poulet ou poulet, mon pote.
Wendell prit une conserve sur l’étagère et ouvrit le couvercle à l’aide de l’ouvre-boîte, puis avec une cuillère, il en partagea le contenu visqueux et coagulé dans deux bols qu’il enfourna au micro-ondes avant d’appuyer sur les boutons. L’ampoule était cassée, mais il entendait bourdonner l’appareil et savait qu’il chauffait. Le garçon resta planté là à attendre, se grattant le côté du visage, puis il s’assit à la petite table ronde dans la cuisine du mobile-home, et balança ses jambes maigres. Sept ans, et à peine vingt kilos tout mouillé.
L’assistante sociale de Billings, une femme mal fagotée au visage flasque, l’avait amené la veille. Elle lui avait dit qu’ils l’avaient gardé à l’hôpital plusieurs jours, pour être sûrs, et qu’ils avaient envisagé de le placer dans un foyer mais ils avaient découvert qu’il avait un oncle au sud de Delphia. Il leur avait fallu un certain temps pour retrouver sa trace, mais bon, voilà, ils étaient là, avait-elle dit en faisant un pas de côté avec un geste de la main vers le garçon. Voilà, c’était son neveu, un môme rachitique avec ses vêtements dans un sac en plastique et son cahier à spirales. Wendell rentrait juste, après plusieurs heures passées sur la moissonneuse. Il avait levé les mains et expliqué qu’il n’était pas son oncle mais son cousin. Lacy, la mère du garçon, était venue vivre avec Wendell et sa maman, Maureen, car le père de Lacy était parti travailler sur un bateau de pêche en Alaska, et que sa mère, la sœur de Maureen, était morte dans un accident de voiture des années plus tôt. Quand les lettres de son père avaient cessé d’arriver par la poste, Lacy s’était contentée de suspendre un rideau à travers la chambre qu’elle partageait avec Wendell, et elle était restée avec eux pendant presque toutes les années de lycée. Oui, Lacy avait été comme une grande sœur pour lui – ils avaient un an de différence –, mais elle n’était en vérité que sa cousine. Il voulait être certain que ce soit bien clair.
La femme prit tout cela en considération, ainsi que les canettes de Keystone Light éparpillées sur le plan de travail, puis elle l’interrogea sur sa mère. Il voyait bien qu’elle espérait ne pas avoir à laisser l’enfant dans un mobile-home au fin fond des Bull Mountains avec un homme lui-même à peine sorti de l’enfance. Mais Wendell avait secoué la tête et avait dit à l’assistante sociale que sa mère était morte près d’un an plus tôt. La femme avait scruté les bottes de travail, le débardeur couvert de taches de graisse et de poussière de grains, l’ombre brûlée de ses bras, de son cou et de son visage tannés par le soleil, l’éclatante ligne blanche sur son front où il baissait sa casquette. Wendell avait eu le sentiment qu’elle l’avait étudié ainsi pendant des heures, des jours, une inspection complète et stricte, et qui venait s’ajouter à tout le reste. La dernière chose dont il avait besoin, c’était d’avoir à s’occuper d’un gamin, pas de doute, mais Wendell voulait pourtant que cette femme de Billings ait une bonne opinion de lui, le pense capable de faire ce qu’il y avait à faire. Il s’était donc senti étrangement soulagé quand elle avait fini par soupirer et lui dire qu’elle était désolée pour sa mère, puis qu’elle avait sorti un dossier de sa sacoche et lui avait parlé du garçon, qui avait “un retard de développement”, “divers problèmes” et, pour couronner le tout, qui n’avait pas prononcé le moindre mot depuis qu’ils l’avaient retrouvé.

D’après ce qu’ils avaient pu en conclure, le gamin était resté enfermé tout seul dans cet appartement au sud de Billings pendant plus d’une semaine.
Le micro-ondes vrombit. Le garçon porta les deux mains à son visage et se mit à tapoter la peau tendue de ses joues du bout de ses doigts, produisant un son creux de tambour. Il louchait un peu, ce gamin, ses épaules s’inclinaient à droite, son long cou maigre s’étirait sur la gauche, ses larges oreilles délicates comme les ailes d’un papillon monarque.
Le garçon tapotait ses joues, le regard rivé sur la table, et il frissonna. Continua à tapoter.
— Moiaussi,monpote.Moiaussi,j’aifaim.
Au tintement, Wendell ouvrit la porte du micro-ondes, attrapa les bols et se brûla les doigts. Il jura, jeta un coup d’œil au garçon – qui tapotait toujours – et s’excusa. Puis chiffonna plusieurs feuilles d’essuie-tout dont il se servit pour transporter les bols jusqu’à la table.
Wendell sortit deux cuillères, remplit deux verres d’eau et recula, examinant la table.
— Ça fait pas grand-chose, c’est clair.
Il fouilla à nouveau dans les placards, y trouva un paquet de crackers et récupéra une motte de margarine dans le frigo. Il s’assit et rapprocha sa chaise. Il se sourit à lui-même, content de sa présence d’esprit.
— Des crackers beurrés, mon pote. Les crackers beurrés, ça, ça te tient au corps.
Le garçon le dévisagea, puis regarda les crackers. Wendell en saisit un où il déposa une épaisse couche de margarine froide, et il le lui proposa.
Avant que sa mère ne tombe dans ses lubies diététiques, ils mangeaient des crackers beurrés à presque tous les ces montagnes à jamais
repas. Il y avait de la viande, des crackers beurrés, des patates d’un genre ou d’un autre, une assiette de cornichons et, au dessert, des pêches ou des poires baignant dans un épais sirop. C’était à l’époque triste et agréable où ils vivaient tous les deux – après la disparition de son paternel, avant Lacy.

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