En vol

Auteur : Alan Tennant
Editeur : Editions Gallmeister

Aux commandes d’un antique Cessna, un jeune naturaliste téméraire et un pilote vétéran de la Seconde Guerre mondiale décident de suivre la migration d’un faucon pèlerin à travers l’Amérique. Ce périple inédit les entraînera du golfe du Mexique aux confins de l’Arctique et ne manquera pas de mettre leur vie en danger : après avoir dérobé du matériel militaire, s’être fait arrêter par la police et menacer par des trafiquants de drogue, les deux hommes ne reviendront pas indemnes de leur épopée.

En vol est un récit d’aventure hors norme sur la poursuite d’un rêve.

Traduction : Jacques Mailhos
11,70 €
Parution : Septembre 2019
465 pages
ISBN : 978-2-3517-8742-7
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La presse en parle

Plus personne ne voyage aujourd’hui dans le sillage d’un faucon pèlerin. On le suit par satellite. Aussi, le récit d’Alan Tennant n’en est-il que plus extraordinaire. [...] [Il décrit] un monde mû par une pulsion tellement essentielle qu'elle en devient invisible aurait dit Saint-Exupéry.
Anne Lessard, Le Télégramme

Extrait

Équipiers
TRAÎNANT DERRIÈRE LUI LES BIPS RÉGULIERS du petit émetteur fixé à la base de sa queue, notre faucon pèlerin femelle s’était installé provisoirement sur la plage de la barrière de dunes de Padre Island. Cela faisait deux semaines que ce rapace de la toundra, chasseur des terres arides né dans l’Arctique, faisait des va-et-vient de plus en plus aléatoires entre les îles de la côte du Texas, apparemment peu désireux de quitter ces flats battus par le vent pour la verdure étrangère du continent. Mais aujourd’hui, le flux d’air tropical printanier qui soufflait du golfe du Mexique l’avait porté vers le nord et, après avoir obliqué pour longer la côte une dernière fois, il glissa vers le continent et s’éloigna de la mer.
— Elle migre, cria Janis Chase, l’attachée militaire chargée de notre suivi radio. Je crois qu’elle est en route !
À deux mille pieds d’altitude, sur le siège arrière de notre monomoteur Cessna Skyhawk, je regardais les dunes de la côte laisser place à de vastes prairies, et petit à petit je pris conscience de l’importance de ce que nous étions en train de vivre. Sans compagnon, guidée seulement par la mémoire ancestrale qu’elle portait en elle, notre vaillante petite pèlerine était en train de jouer son destin. L’intensité vitale de l’entreprise dans laquelle cette minuscule tache, là-bas, s’était engagée avec détermination, avait de quoi nous rendre très humbles. Rien à voir avec l’idée abstraite de la migration telle que je me l’étais imaginée. En ce matin baigné de soleil, elle venait de lancer la dernière once de volonté, la dernière étincelle d’énergie dont elle disposait dans cette course pour rentrer chez elle. J’essayais d’imaginer ce qui pouvait se cacher derrière ses yeux farouches. Une sorte de vision intérieure, sans doute : un rebord de falaise enfoncé au-dessus de la toundra, avec les détails précis et familiers, non revus depuis très longtemps, de la roche et de l’à-pic. Des sons aussi, peut-être : le sifflement du vent arctique ou, dans l’air immobile, un chant d’oiseau, des corbeaux qui croassent ou les cris des buses pattues qui nichent dans les parages. Personne ne saurait jamais ce qu’elle pensait en cet instant, mais il était clair que, sous nos yeux, quelque chose venait de prendre brutalement vie dans la tête de ce faucon pour devenir la force motrice de tout son être.
À l’époque, au milieu des années 1980, on pensait qu’elle filerait au nord-ouest depuis le Texas pour traverser les Rocheuses par les cols de haute altitude avant de remonter vers le nord par la dorsale de la faille continentale. Mais elle seule connaissait le trajet qu’elle allait vraiment suivre, elle seule savait où celui-ci la mènerait. Et elle seule savait si ce concentré de volonté – l’énergie qui la propulsait actuellement à un kilomètre et demi par minute – suffirait à la mener à bon port. Suffirait à la soutenir, à la maintenir dans les airs pour parcourir le tiers de planète qui la séparait de son but, plus au nord ; pour la déposer, d’ici peut-être quelques semaines, sur les schistes charbonneux escarpés de l’Arctique. Là-bas, à plus de quatre mille cinq cents kilomètres de cette plaine texane humide, un jour, vers la fin du printemps, la falaise où elle était venue au monde pourrait de nouveau apparaître sous ses ailes.
— C’est bon, lança Chase à notre pilote, George Vose. J’ai mon vecteur de départ, on n’a pas besoin de plus, on décroche.
Chase se pencha sur son porte-documents de l’US Army Chemical Warfare qui portait une entrée intitulée “Itinéraire de migration”. Elle y nota la date, la météo et le cap nord-nord-ouest que ce faucon, le dernier des dix-sept pèlerins équipés d’émetteur qu’elle était chargée de suivre, avait choisi pour quitter les îles de la barrière du golfe. Vose garda le même cap pendant quelques minutes, le temps que Janis prenne ses notes. Bien que nous ne la connaissions pour l’essentiel qu’à travers les signaux qu’elle nous envoyait, je voyais que Vose avait du mal à quitter cette pèlerine, à l’abandonner à son vol solitaire et à son univers inconnu et incroyablement lointain.
Puis Janis leva la tête et, d’un air irrité, fit une nouvelle fois signe à George de décrocher. Il s’exécuta à contrecœur et vira sur l’aile en douceur pour traverser la baie et redescendre vers l’aérodrome de Cameron County – vers ce qui, soudain, me semblait un monde terriblement petit. Petit parce que, même si je capturais et baguais quotidiennement des pèlerins, avoir été témoin de la métamorphose entraînée par la migration chez un des faucons que j’avais observés – et même capturés – sur les estrans, avait été une expérience époustouflante. De ce jour, les pèlerins de Padre Island cessèrent de n’être que de splendides rapaces qu’il s’agissait simplement de piéger et de baguer. Ils appartenaient à quelque chose de plus grand. À quelque chose de puissant et d’ancien. À quelque chose de planétaire. À quelque chose d’aussi tellurique que les marées, même si, sur le moment, la seule comparaison qui me venait à l’esprit était le souvenir des cargos qu’enfant je regardais d’un œil rêveur entrer dans le port de Houston en provenance de Singapour, Séoul, Buenos Aires ou Dakar – tous ces lieux dont j’avais entendu parler, mais que je ne pouvais espérer connaître moi-même.
Le plus frustrant était que rien ne nous obligeait réellement à faire demi-tour. Notre récepteur puissant nous aurait permis, j’en étais sûr, d’aller beaucoup plus loin – de rester en vol, peut-être pendant des jours, en compagnie d’un de ces faucons.
Mais ni Janis ni son strict programme militaire ne feraient jamais ce genre de choix. La mission de Chase se bornait à déterminer la proportion de pèlerins arctiques, Falco Peregrinus Tundrius, qui migrait chaque printemps des tropiques vers le nord pour s’envoler ensuite vers le nord-est depuis la côte du golfe. D’autres obliquaient vers l’ouest, et l’Alaska, peut-être. En tant que simple assistant piégeur de faucons, sans aucun rôle dans l’étude de Chase, je pouvais m’estimer heureux d’avoir réussi à obtenir une place ne fût-ce que dans un seul des vols de prise en chasse radio, et bien que j’eusse brûlé d’envie de reprendre les airs, Janis avait déjà récolté toutes les données dont elle avait besoin pour son programme. Elle devait partir pour une autre mission ; ce vol était son dernier.
Je pourrais, proposai-je, je pourrais continuer de voler avec Vose – homme grand et mince aux cheveux d’argent, que les gens prenaient souvent pour le père de Janis – et continuer ainsi à engranger des données. Mais Janis rétorqua qu’après son départ de Padre, il était hors de question que l’armée laisse son équipement de pistage radio hyper sophistiqué entre les mains de quiconque. Surtout pas, crus-je comprendre, entre les miennes ou celles de George.
Même si l’armée avait loué ses services et son petit avion, aux yeux des jeunes cravatés responsables du projet, George ne pouvait offrir profil plus incompatible avec cette mission. Pilote instructeur vétéran de la Seconde Guerre mondiale, il était d’une génération antérieure même à celle des parents de ses passeurs d’ordre militaires et il avait au compteur plus d’années de guerre en tant que soldat et plus d’heures de vol en missions périlleuses sur petit appareil que tous ses patrons réunis. Mais en dehors des rares évocations de ses années passées à rouler sa bosse, aucun d’entre eux ne savait quoi que ce soit du passé de Vose : ils l’avaient engagé principalement parce que c’était le seul pilote expérimenté en télémétrie qui fût prêt à accepter le contrat faiblement rémunérateur que Janis proposait.
La liberté de parole dont George aimait à user vis-à-vis de son travail faisait aussi qu’il était vu presque comme un danger. J’avais entendu certains des jeunes officiers bien mis qui dirigeaient le programme dire qu’il fallait veiller à garder un œil sur lui, bien que je ne pusse imaginer quelle sorte d’infraction à la sécurité son suivi des routes migratoires pouvait l’amener à commettre.
Quant à moi, je ne méritais même pas ce genre d’attention. Naturaliste depuis mon plus jeune âge, observateur d’oiseaux et auteur d’ouvrages d’herpétologie, je n’étais qu’un ami d’un des directeurs du programme, Kenton Riddle, du Centre de Recherches Bastrop de l’Université du Texas. J’avais réussi à me dégotter une place dans l’avion de suivi radio uniquement parce que des orages avaient inondé les plaines de vase où nous capturions les pèlerins pour notre étude. Mais après ce premier vol, je devins incapable de chasser de mon esprit les périples des faucons et lorsque Chase quitta le Texas deux jours plus tard, je l’accompagnai jusqu’à l’avion qui allait la ramener à Patuxent, Maryland, puis roulai jusqu’à l’aérodrome de Laguna Vista. Vose était en train de repriser la tapisserie intérieure de son Cessna, au-dessus du poste de pilotage.
— Les gars des douanes, marmonna-t-il. Des douanes des États-Unis. Ils se sont éclipsés le temps que je remplisse leur paperasse, et ils m’ont lacéré mon avion. Y cherchaient de la drogue.
Il planta son aiguille au bord d’une longue estafilade.
— Remarque, ils en ont peut-être trouvé, qui sait ?
J’examinai les antennes de l’armée d’un mètre de long, en forme de
sapin de Noël, que George avait fixées sous les ailes de son Skyhawk à l’aide de cales de pin évidées et de serre-joints de tuyaux de radiateur. Ça me faisait un peu peur, mais sans licence de pilote – je n’avais même jamais touché un manche à balai de ma vie –, j’étais mal placé pour faire le difficile.
— Tu n’as jamais pensé à continuer ? lui demandai-je. À rester là-haut, avec un de ces faucons ?
Vose répondit qu’il y avait pensé. Qu’il en avait même suivi quelques-uns sur de longues distances, avec d’autres chercheurs, avant, et aussi avec Janis. Il fit un signe du pouce en direction du siège arrière du Cessna, sur lequel étaient posés trois émetteurs de l’armée soigneusement emballés dans du plastique à bulles.
— Il me reste quelques radios... Mais tu sais, ce petit contrat de l’armée, c’est rien. C’est même pas du vrai pilotage.
Il fallut un long moment à Vose pour extraire sa grande carcasse de l’habitacle. Une fois dehors, il poursuivit :
— Jevaisteraconterquelquechose...Aprèslaguerre,undestrucs que j’ai faits pour gagner ma vie, c’était d’aller sur les sites de crashes d’avions. Juste en tant que petite main. On construisait une piste en planches de quatre-vingts mètres de long. Puis on réparait l’avion accidenté et on le ramenait par la voie des airs.
Il se rapprocha de moi et me fixa dans les yeux.
— Bien sûr que je pourrais continuer à voler derrière une de ces petites choses.
Je plissai le front.
— D’un bout à l’autre du pays ?
George posa son aiguille et son fil de pêche.
— D’un bout à l’autre de n’importe quel pays au monde. Les
faucons ne volent qu’à quatre-vingts, quatre-vingt-dix kilomètres heure.
N’importe quel pays au monde. Je pris une longue respiration. Vose l’ignorait forcément, mais depuis notre premier vol, je ne pensais plus qu’à une chose, n’avais plus qu’un projet : suivre une de ces créatures jusqu’au bout.

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