Lucky Luciano Testament
Petit immigré sicilien dans le New York des années 1900, Luciano fait les quatre cents coups avec d’autres gamins du Lower East Side : Meyer Lansky, qui restera son ami, Frank Costello ou Bugsy Siegel. Viendront ensuite Al Capone, Vito Genovese, Joseph Bonanno, Dutch Schultz ou Nucky Johnson. C’est le temps du trafic d’alcool, des braquages et des règlements de comptes. Luciano veut bousculer les vieilles traditions de la mafia, et devient, après une guerre sanglante, le chef des cinq familles de Cosa Nostra. Lorsque les États-Unis s'engagent dans la Seconde Guerre mondiale, Lucky Luciano profite de la situation : c’est lui qui contrôle les ports américains, pièces maîtresses de l’effort de guerre. Les services secrets vont aussi l’utiliser pour faciliter le déroulement de l'invasion de la Sicile en 1943. Considérant les énormes bénéfices potentiels d'un marché en pleine expansion, il va, à la fin de sa vie, tisser des liens avec les mafias italiennes et organiser le trafic international de stupéfiants avec les Corses et la pègre marseillaise. C’est à partir de ces mémoires que Mario Puzo et Francis Ford Coppola ont créé le personnage mythique de Don Corleone dans le Parrain.
Extrait
Au début de l’année 1961, Charles Luciano, dit « Lucky » Luciano, prit une décision. Il avait alors soixante-trois ans et avait consacré près de la moitié de sa vie à des activités criminelles, dont une bonne partie comme chef suprême du crime organisé américain ; il avait même conservé ce titre durant ses quinze années d’exil en Italie. Mais en ce début de 1961, sa situation était précaire. Son état de santé l’inquiétait : il avait déjà été victime d’une crise cardiaque. Et, voilà maintenant que ses anciens amis et associés restés aux États-Unis se faisaient de plus en plus menaçants.
Ce qui préoccupait le plus Luciano, c’était l’image qu’il allait laisser à la postérité ; il ne voulait pas qu’elle corresponde aux portraits que l’on avait brossés de lui dans le passé, et qu’il considérait comme étant peu ressemblants et déformés. Il voulait qu’un jour la vérité sur sa vie apparaisse au grand jour, ses ambitions et la manière dont il les avait satisfaites, ses crimes, les hommes qu’il avait connus ou fréquentés. Il ne voulait pas que tout ceci soit dit à ce moment-là, mais plus tard, lorsque la justice ne pourrait plus lui demander des comptes, à lui-même et à ceux qui avaient été mêlés de près à sa vie.
Peut-être cette décision était-elle dictée par l’amertume. Au cours des derniers mois, il avait directement participé à un projet de film vaguement inspiré des dernières années de sa vie. Malgré toutes les prières et les supplications qu’il avait reçues pendant des années de la part des producteurs de films, c’était la première fois qu’il donnait son accord à un tel projet et qu’il acceptait d’y participer. Le 18 février, il avait lu le scénario, l’avait approuvé et s’était engagé à faire tout ce qui était en son pouvoir pour aider à sa réalisation ; en échange, il devait recevoir cent mille dollars et toucher un pourcentage sur les bénéfices. Ce jour-là, il avait pris deux exemplaires du scénario, en avait envoyé un à Hollywood, à un acteur à qui il avait proposé d’incarner son personnage, et avait gardé l’autre.
Quelques jours plus tard, cependant, il devait recevoir des nouvelles qui n’avaient rien de rassurant. Tommy Eboli était à l’époque chargé de gérer les diverses affaires illégales de Vito Genovese pendant que celui-ci purgeait une peine de prison aux États-Unis pour trafic de stupéfiants. Il était arrivé à Naples, porteur d’ordres en provenance de New York. Les pontes du crime organisé américain avaient décrété que le film ne devait pas se faire.
Luciano ne pouvait que se plier à leurs exigences. Il téléphona à Martin Gosch, l’un des auteurs de ce livre, co-scénariste et coproducteur du film en question, et lui demanda de revenir en Italie. Gosch se trouvait à Londres, où il s’était rendu pour régler des questions de droits annexes rattachés au projet Luciano.
- Peux-tu venir me voir ? demanda Luciano. Il faut que je te parle, Marty.
- Charlie, tu sais que je suis très occupé ici. Qu’y a-t-il de si important ? demanda Gosch.
- Je ne peux pas parler au téléphone. Crois-moi, Marty, il le faut. Peut-on se rencontrer à Rome ?
- Quand ?
- Eh bien…
Il y eut une pause
- Peux-tu venir tout de suite ?
Gosch savait qu’il devait s’être produit un événement vraiment important, et, dans son esprit, cela signifiait la fin du projet de film :
- Il y a une chose que je veux savoir, dit-il, est-ce que quelque chose cloche en ce qui concerne le film ?
- Oh non ! Rien n’est changé pour le film. Tout va bien de ce côté-là. Mais je dois te voir tout de suite. Je t’expliquerai quand tu arriveras.
Le lendemain, 26 février 1961, à midi, Gosch était à Rome et rencontrait Luciano à l’hôtel Quirinale. Ils n’y restèrent pas. Luciano prit les valises de Gosch et le reconduisit à l’aéroport. Ils firent la plupart du chemin en silence. Une fois arrivés à l’aéroport, ils se rendirent au restaurant, où Luciano commanda un plat de spaghettis molto al dente. Gosch but du thé et regarda Luciano manger lentement et avec application. Son repas à moitié entamé, Luciano leva les yeux.
- Marty, dit-il, peux-tu annuler le film ?