Les hiérarchies invisibles

Auteur : Cyril Torrès
Editeur : Manufacture de livre éditions
Sélection Rue des Livres
En deux mots...

Après un scandale, Berg a dû quitter la vie politique. Mais crises économiques et écologiques semblent faire de lui de nouveau une option envisageable. Un roman brillant sur les arcanes du pouvoir.

15,90 €
Parution : Octobre 2019
224 pages
ISBN : 978-2-3588-7567-7
Fiche consultée 57 fois

Présentation de l'éditeur

Berg s’est réfugié à Shanghaï depuis qu’un scandale a mis fin à sa vie politique. Mais nous sommes à l’heure de la course acharnée aux matières premières, de la surpopulation, du réchauffement climatique, des mouvements de populations incontrôlés. Et dans ce contexte, le retour de Berg pourrait devenir une option envisageable. Févril est envoyé à Shanghaï pour étudier la situation du politicien, la fiabilité de ses convictions écologiques, explorer ses limites, mesurer ses failles. Mais au fil de l’entretien, le jeune homme se trouve de plus en plus fasciné par son interlocuteur et comprend que les enjeux à l’œuvre ne sont probablement pas ce qu’il paraît.
Roman troublant et hypnotique, Les Hiérarchies invisibles met en scène le parcours d’un homme politique exilé et peut-être visionnaire.

Extrait

– Duels, meurtres, exils, Caravage mangeait sur la toile de ses portraits qu'il utilisait comme nappe, c'est de ça dont parle sa peinture, ils se détestent ! Observez ces allures, la curiosité de certaines trajectoires, on pourrait les suivre à la vibration de leurs voix intérieures.
Derrière lui quatre hommes s'étaient relevés et se dirigeaient au centre du hall, sous l'immense verrière, comme s'ils avaient choisi d'aller là pour être visibles de tous ; des phrases courtes arrivaient jusqu'à nous, entrecoupées de rires.
– C'est le rire qui sonne le glas, on les reconnaît à leur façon de se couper la parole, à leurs rires brefs au moment de se séparer, un rire de gêne.
Poussin semblait connaître chaque pas, les yeux fermés il pouvait dire qui traverse le hall, qui s'arrête, quel groupe se forme, de quelle tension il s'agissait. Les quatre hommes se serraient la main, l'un d'eux restait figé.
– D'où remonte la haine, il faut écouter ce qu'il se dit en passant, d'où perce la jalousie, cette conscience extrême, il n'y a pas plus concentré qu'un jaloux, plus collé à l'adversaire, il sent chaque souffle. Cela se fera sans lui, il vient de comprendre. Ses collègues le surveillent, savourent sa chute, les yeux s'évitent. Sa tête bourdonne… Les images se bousculent : le compte coupé, les enfants changés d'école, sa femme pressant le corps d'un autre. La jalousie, il n'y a pas plus ressenti, on s'y sent inférieur en tout. Regardez ce décor, cette coexistence tranquille, jamais un mot plus haut que l'autre. Ils sont prêts à tout pour se faire embaucher ici, salaires défiscalisés, système de retraite de haut niveau, toutes sortes de produits de luxe qu'ils achètent hors taxes pour toute la famille, des voyages payés dans leur pays d'origine une fois par an, c'est le nec plus ultra du jeune diplômé. Bien sûr, ils ont le même costume, les mêmes réservations dans les grands hôtels quand ils se déplacent, toutes ces assurances en échange de leur liberté. Ce sont des obligations très précises, il faut être irréprochable, servir au mieux les intérêts de qui on dépend, toujours se montrer dans des costumes impeccables, en gardiens dévoués du temple. Cette bienséance est reposante. Évidemment, ils ne sont pas encore bien hauts dans la hiérarchie mais certains vont devenir insubmersibles, vous les retrouverez bientôt dans d'autres halls, à peine déroutés par d'autres tentations. Bruxelles, la Commission, la grande flaque tourmentée, pour qui aime se perdre ; j'aime cette vue d'ensemble le matin, ce mouvement de corps contrariés, les passions susceptibles s'en donnent à cœur joie. La politique est un vertige vous verrez, si vous aimez les gens, le bien et le mal s'entendent à merveille.
Autour de nous, les silhouettes remuaient à peine, retranchées dans de petits salons disposés en alvéoles autour du hall, des silhouettes attentives, interchangeables, chacun pouvait s'observer de loin, en silence. Les fauteuils avalaient les formes.
– Adrienne vous emmènera faire un tour dans le quartier résidentiel où ils ont leurs maisons. Un climat américain, en plein cœur de l'Europe.
Derrière Poussin, une femme anticipait le moindre de ses mouvements, sans quitter le sol des yeux. Quels étaient leurs rapports ? Poussin avait l'âge d'être son père.
Je me remémorai les informations glanées la veille, avant de venir ; Poussin, des postes flous, sans fonctions précises ; membre du, attaché de, commissaire au, son nom apparaissait partout, comme si on voulait que toute information glisse dessus. Il avait la transparence lisse du haut fonctionnaire, une force qui n'insiste pas, habituée à obtenir, on le sentait capable de s'adapter à n'importe quel interlocuteur.
– Févril, c'est une trouvaille ! Un mélange de fébrilité et de fièvre, l'identification est évidente. L'innocence est un vrai don. L'innocent seul peut servir d'intermédiaire, il voit la réalité telle qu'elle est, ses yeux d'enfant disent la vérité.
Poussin vous faisait sentir toute cette haine qu'il avait du contact. Sur son visage une sensation passait en fraude.
– Il s'agit de traquer des éléments de vie privée, de renforcer des impressions. Détacher ce qui pourrait ressembler à un doute, faire pencher, un peu comme dans vos documentaires ; on favorise certaines scènes, on en minimise d'autres, ce sont de petits changements, presque des impressions physiques. Il suffit que certains faits correspondent, et que cela apparaisse plausible. Un détail par-ci, une image par-là. On arrive à faire évoluer l'idée tout entière par d'infimes variations. Max vous aiguillera. Max s'occupe des traces. Vous n'avez pas idée des lieux où il s'est fait prendre, il y a des répliques qui font mouche. Vous aurez accès à ses conversations, à ses envies les plus inclassables. Téléphone, carte bancaire, rendez-vous, la moindre obsession laisse une empreinte, chaque site visité remonte à la surface, par mots-clefs. Max est à jour des procédés d'intrusion informatique.

Informations sur le livre