La valse des damnés

Auteur : Philippe Chlous
Editeur : Manufacture de livres

1898. Dans sa maison de l’Upper East Side, James Harding se meurt. Ses ennemis et ses associés sont aux aguets. Il ne reste que peu de temps au millionnaire pour régler sa succession et pour cela, il a besoin de Samuel Sullivan. Ce détective, ancien compagnon d’armes, devra se rendre à Paris pour y chercher les deux enfants d’Harding. La tâche ne s’annonce pas simple dans cette France où les altercations liées à l’affaire Dreyfus ont conduit le pays au bord de la guerre civile. Le fils, William, s’est acoquiné avec de jeunes antisémites qui trouvent aux abattoirs de La Villette des hommes de main redoutables. La fille, Emilie, jeune idéaliste devenue la maîtresse d’un peintre juif, vient de disparaître mystérieusement et l’on craint pour sa vie. Cette affaire s’annonce bien plus complexe et dangereuse que le millionnaire ne l’avait laissé entendre.

Tandis que Paris bruisse de la clameur d’une fin de siècle trouble, Philippe Chlous nous plonge dans une enquête où les faux-semblants s’accumulent et où la lumière devra être faite dans le fracas des bombes et le choc des épées.

19,90 €
Parution : Mai 2022
352 pages
ISBN : 978-2-3588-7870-8
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Extrait

Un pâle rayon de soleil frappe le voilage usé, baignant la chambre d’une douceur orangée. Elle n’est pas morte. Sa tête glisse imperceptiblement sur le côté. Ses épaules retombent lentement. Ses sourcils se détendent, gommant progressivement les rides les plus dures de son visage anguleux. Le bruit rauque et constant arraché de sa gorge écorchée mue en un ronronnement enroué. Ses pupilles d’ordinaire perdues dans la pénombre se dilatent. Le sifflement acéré qui taraude ses tympans devient presque inaudible. Par à-coups, une onde d’attention émerge d’une conscience pâteuse. Le moment approche. C’est l’heure jaune où l’étau se desserre. Son cœur engourdi accélère sa course, pompant le fond d’énergie qu’elle emmagasine patiemment, assise dans ce fauteuil de velours rouge recouvert d’un plaid épais. On le lui change après ses deux toilettes journalières. Il en faudrait plus, mais depuis le temps, l’habitude est de la laisser dans ses urines et ses rares excréments, dont l’eau de Cologne, raffinée, ne peut totalement masquer les odeurs.
Les échos de son cœur s’accordent soudain à ceux d’un claquement sec et nerveux venu de là-bas, par-delà cette porte qu’elle fixe sans la voir depuis des années. Sa nuque se raidit. Le clac-clac se rapproche. Une onde chaude envahit son plexus avant de charrier férocement dans tout son corps une multitude de petits chocs électriques, réveillant d’un coup des peuplades de fourmis léthargiques. Ses yeux se ferment. Son sang, soudain fluide, fouette ses artères jusqu’au cerveau. Le clac-clac est pour elle. Il l’enveloppe. Elle le respire. L’espace en est plein. Ses paupières s’entrouvrent sur une silhouette grise aux yeux noirs.
Debout, hésitante, presque maladroite, l’ombre de l’homme observe le regard bleu acier, oublié dans un autre monde, de la femme immobile. Le visiteur tire à lui l’unique chaise de la chambre, sur laquelle repose le second oreiller destiné au petit lit de fer, d’où pendent des lanières de contention. L’oreiller sur les genoux, il s’assoit face à la malade, dont l’expression semble doucement s’éclairer. Il esquisse un sourire et prend avec prudence la main glacée aux longs doigts figés. De peur qu’elle ne s’envole, il la porte délicatement à ses lèvres. Puis il l’emprisonne de son autre main, avec l’espoir ténu de la réchauffer. Lentement, comme s’il voulait apprivoiser un frêle animal, il essaye d’encourager une réaction en approchant son visage.
Presque imperceptiblement, le regard bleu tiédit. La main délicatement couvée se réchauffe. L’homme voit la poitrine se gonfler, les narines se pincer, les lèvres sèches s’entrouvrir. Il sent dans ses mains un soubresaut nerveux. Les doigts bougent, les ongles frôlent sa chair. Il espère. Elle vit. Un instant.
Entre ses yeux, une profonde ride apparaît. La main redevient molle, la poitrine se creuse et d’entre les lèvres craquelées s’échappe un bourdonnement rauque, douloureux, prologue à un long sifflement strident. L’ombre lâche la main qui retombe sur des genoux inertes. Il tente de se boucher les oreilles. Le sifflement se mue en un hurlement sauvage. Il se saisit de l’oreiller. Le serre jusqu’à la crispation, avant de le lever face au visage de celle qui n’est plus qu’une longue plainte cruelle.

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