Versant secret

Auteur : Patrick Breuzé
Editeur : Calmann-Lévy

Ancien médecin devenu cadre dans une grande firme pharmaceutique, Martin Grismons a tout quitté pour partir en quête d’une nouvelle vie.

Séjournant dans un village de Haute-Savoie, il est fasciné par celle qu’on appelle la « femme aux chèvres », Fanny, une bergère d’une beauté troublante à laquelle la rumeur prête une lourde responsabilité dans la mort d’un écrivain anglais lors d’une course en montagne.

Tout en menant l’enquête pour essayer de comprendre les circonstances du drame, Martin tente d’apprivoiser la jeune femme, qui vit en bannie.

De quoi est-elle coupable ? En voulant l’aider à exorciser le passé, Martin va découvrir un bouleversant secret…

19,50 €
Parution : Octobre 2020
320 pages
ISBN : 978-2-7021-6892-9
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Extrait

Haute-Savoie, 2015

C’était un jour d’automne, avec un ciel peint en gris et des lucarnes bleues ouvertes sur les nuages. Une fin de saison où le soleil laisse croire qu’il est encore capable de repousser l’hiver. Mensonge ! Personne n’y est jamais parvenu. Surtout ici, où l’on vit avec la neige cinq mois par an.
L’homme portait un sac sur l’épaule à la manière d’un marin débarquant d’un navire. Sous son autre bras, un havresac kaki plein à craquer, qui ne semblait pourtant pas le gêner pour marcher. Auprès du chauffeur de l’autocar, il s’était renseigné pour savoir où loger.
— Pour quelques jours seulement, avait-il précisé.
— On est en morte-saison maintenant, y a pas grand-chose d’ouvert ici, avait lâché le conducteur, défaitiste.
Un homme débraillé et triste qui commençait sa journée avec pour seule ambition de la finir au plus tôt. Il s’était repris, parce que tout de même les touristes, c’était son gagne-pain, cela justifiait un effort.
— Ou alors peut-être un gîte, il y en a un par là-haut à un quart d’heure à pied, avait-il hasardé en tendant la main.
L’homme avait remercié et s’en était allé dans la direction indiquée, une route qui grimpait d’un coup, bien raide, en direction du col de Joux Plane. De temps à autre, il levait les yeux, pour les rabaisser bien vite. D’ordinaire, tout le monde admire la vallée, les toits d’ardoise scintillant comme des écailles de poisson, les sommets éperonnant le ciel et les montagnes qui veillent sur les bois et les pâtures tels des seigneurs sur leurs terres. Mais chez lui, rien de tout ça. Un désintérêt manifeste. Un regard tourné vers la terre. Cela se produit parfois chez les nouveaux arrivants. Une crainte, une oppression, chacun explique les choses à sa manière, la sensation de ne pas être à sa place face à cette montagne qui domine, juge et observe tout le monde.
Son peu d’intérêt pour le paysage venait peut-être aussi de son sac, qui lui sciait l’épaule. Une belle allure pourtant, quarante-cinq, cinquante ans tout au plus, un corps encore jeune, des cheveux courts, des tempes farinées. Quelque chose de martial dans le visage, ou d’autoritaire, traduisant en tout cas l’assurance.
Un touriste ? Ils étaient rares en cette saison mais quelquefois, avant l’hiver, arrivaient des solitaires, des contemplatifs, des amoureux des cimetières venus pour la fête des morts. Lui marchait à la manière d’un citadin, attaquant le sol du talon et non en l’épousant comme le font les montagnards. Eux connaissent le prix des efforts et savent économiser les leurs autant que leur argent. Quand ils marchent, c’est lent et cérémonieux, un pas mesuré, régulier, avec un balancement du corps. C’est tellement dépouillé que cela en devient beau. La montagne les observe, les juge au passage, c’est pourquoi ils veulent s’en montrer dignes, lui prouver qu’ils lui appartiennent depuis toujours. Pas au sens « possession » du mot, cela ne voudrait rien dire. Mais dans l’idée de faire corps avec elle, de respecter ses règles et ses mystères, d’accepter ses humeurs et ses langueurs. De l’aimer, en somme.

Parvenu au sommet du raidillon, l’homme s’arrêta, leva les yeux tout en gardant son sac sur l’épaule. Du regard, il chercha la plaque blanche et verte dont lui avait parlé le chauffeur de car, le seul repère indiquant le gîte.
— C’est là, souffla-t-il pour lui-même.
Sur sa droite, un début de chemin herbeux avec au fond une grande bâtisse refaite à la manière des fermes d’antan. Le vieux bois y régnait en maître, le mantelage était fait de planches lessivées par la neige et le froid, les linteaux des fenêtres taillés et bouchardés à l’ancienne, la porte d’entrée avait trois panneaux joliment chantournés. Du beau, du vrai, du massif. Les touristes étaient conquis. Ils avaient ainsi le sentiment de côtoyer la vraie vie, celle d’avant, celle des traditions et des valeurs anciennes, d’approcher ainsi ce qui avait été perdu.
L’homme ne remarqua pas tous ces détails ; il ne s’y connaissait ni en architecture ni en traditions populaires, alors à quoi bon regarder quand on ne sait pas ce qu’il faut voir.

Ici, pour s’annoncer, on utilisait une cloche. Il la secoua plusieurs fois, une jeune femme lui ouvrit.
— Bonjour…
— On est fermés.
L’échange fut bref, l’accueil cassant. L’homme ne s’avoua pas vaincu et insista à sa manière. Sa voix était tranquille et sûre, son regard attirant. Ses yeux, surtout, ouvraient la voie aux mots. Il insista :
— La saison est finie ?
— Oui, depuis un mois.
— Ce n’est pas mon jour, alors… Je vais chercher ailleurs.
— Vous cherchiez quoi ?
Le ton était subitement devenu plus aimable, presque agréable. Elle aurait été bien en peine d’expliquer pourquoi. Au fond d’elle-même clapotait une petite eau tranquille et douce. Elle se disait qu’il ne s’agissait pas d’un touriste ordinaire, qu’il avait un sac de marin avec, rangés dedans, des récits de voyages, des aventures d’au-delà les mers, des parfums aux senteurs éternelles. Elle se disait aussi… Elle se disait qu’il n’avait ni la mise ni l’accoutrement des randonneurs de passage.
— Je cherche où dormir, on m’a dit qu’ici vous aviez des chambres, reprit l’homme de sa voix posée contrastant avec celles des bataillons de touristes de l’été, pressés, impatients.
— C’est seulement pour dormir ? reprit-elle un peu troublée, je veux dire, c’est une simple chambre que vous voulez, sans jacuzzi ni salle de détente, un simple endroit pour dormir ?
— C’est cela.
— Et pour le confort ?
— Je m’en moque, répliqua brutalement l’homme. Un lit, quatre pieds avec un matelas et une pompe à eau dans la cour, ça m’ira bien.
Sa brusquerie plut. Elle se fit un peu plus femme, un peu moins commerçante, pour expliquer :
— Ici, on n’a ni cour ni pompe. Le bas des fermes est ouvert sur un côté, on appelle cela une courtine… et les troncs creusés pour y recevoir l’eau de source, ce sont des « bachals ».
Il ne l’écoutait pas. Le bourdonnement des mots l’assommait, saisir les idées le dérangeait. Il n’avait pas envie de faire l’effort de savoir ni d’apprendre. Elle s’en aperçut et, déçue, réenfila son tablier de commerçante.
— On aurait bien quelque chose à louer mais ce n’est pas très reluisant, on vient de l’acheter et on n’a pas commencé les travaux. Faut que je voie avec mon mari. Vous pouvez attendre ?
— Je peux.
Dix secondes plus tôt, elle l’aurait fait entrer, l’aurait installé à l’immense table monacale où les pensionnaires prenaient leurs repas en commun. Un souvenir du temps d’avant, des chemins de Compostelle ou de Rome par le Grand-Saint-Bernard, époque où l’on recevait les voyageurs et les pèlerins avec l’idée qu’ils pouvaient être des envoyés de Dieu. On avait conservé la tradition, des fois qu’une telle action permette de sauver son âme à moindres frais. On avait ainsi l’illusion d’une vraie communauté, le sentiment de briser le pain et de partager le vin comme aux temps anciens. Les touristes aimaient, les affaires fleurissaient.

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