Le Manoir des rêves perdus, tome 1 - Les caprices de la brume
Septembre 2022. Romane Sabatier, vingt-quatre ans, cavalière émérite, quitte précipitamment sa vie dans le Montana, où elle travaillait dans un ranch, pour rentrer en France après l'accident inexpliqué dont a été victime son oncle Edgard.
Elle retrouve avec émotion les terres mystérieuses d'Auvergne, le manoir dans lequel elle a grandi et le haras familial. Mais, très vite, des phénomènes étranges commencent à se produire autour de Romane. La jeune femme est sujette à des visions terrifiantes tandis qu'une présence menaçante semble rôder autour du haras.
Soutenue par Mathis, un jeune médecin rationnel mais compréhensif, et guidée par sa connexion mystique avec Phénix, un cheval rescapé de l'accident qui a laissé son oncle dans le coma, elle se lance dans une quête de vérité périlleuse où chaque révélation pourrait bouleverser son existence.
Et si les réponses qu'elle cherche se trouvaient dans le passé familial ?
Extrait
Les caprices de la brume
Haute-Loire, mercredi 21 septembre 2022
Edgard Sabatier était soulagé. Après un périple dans le massif de la Margeride, où certaines routes présentaient quelques difficultés pour rouler avec un van, il retrouvait le paysage familier des environs de Brioude. Les monts du Livradois, à l’est, se dessinaient en courbes douces.
— Je n’arriverai pas avant la nuit, marmonna-t-il. En plus, le ciel se couvre. Bon, nos nouveaux pensionnaires sont sages, c’est le principal.
Il jeta un coup d’œil à l’écran bleuâtre qui lui permettait d’observer les deux chevaux à l’intérieur du van.
— Un peu de patience, les gars, vous serez à l’écurie dans une petite heure.
À cinquante-six ans, l’éleveur avait acquis une excellente réputation dans toute la région. Il dirigeait le haras Sabatier depuis la mort précoce de son frère Louis et il entendait bien continuer encore longtemps. Également entraîneur, il prévoyait d’organiser des randonnées dès l’été prochain, où les touristes afflueraient comme à chaque belle saison.
— Le temps se couvre, il ne manquait plus que ça, bougonna-t-il en s’engageant sur une route secondaire, tracée à flanc de colline. S’il se met à pleuvoir, je devrai rouler doucement.
Il alluma la radio, en quête d’un peu de musique, mais aucune station ne fonctionnait. Ce fut à cet instant qu’il éprouva une bizarre sensation de froid intense.
— On n’est quand même pas en hiver, pourtant je suis gelé, s’étonna-t-il en mettant le chauffage.
De plus en plus transi, il poussa un soupir exaspéré qui trahissait son malaise.
— Et maintenant du brouillard ! J’aurai droit à tout, ce soir.
Secoué de frissons incontrôlables, Edgard Sabatier avait ralenti son allure, gêné par les nappes de brume qui s’abattaient sur la route. Soudain il freina et s’arrêta, sidéré par ce qu’il voyait apparaître à une vingtaine de mètres devant lui.
— Qu’est-ce que c’est ? balbutia-t-il. Je délire ou quoi ?
Abasourdi, il tenta de comprendre la nature et le sens exact du spectacle fantasmagorique qui se jouait sous ses yeux. Mais il céda très vite à une frayeur viscérale, tandis que son cœur se serrait jusqu’à la douleur.
— Mon Dieu, qu’est-ce que c’est ? chuchota-t-il. Je deviens fou…
Il fut tiré de sa stupeur par les hennissements stridents des chevaux. Comme pris de frayeur, les animaux s’agitaient violemment, au point de secouer le van dont les attaches grinçaient. Ils donnaient des coups de sabot dans les parois, s’y cognaient, tout en lançant des cris affreux.
— Qu’est-ce qui leur prend ? Ils vont se blesser, s’alarma l’éleveur.
Il mit le frein à main, ouvrit la portière et sortit, tout de suite surpris par les rafales d’air glacé qui sifflaient autour de lui.
— Du calme, là-dedans ! hurla-t-il en se hissant sur le marchepied amovible du van.
Un sentiment de catastrophe imminente le traversa lorsqu’il constata par le hublot qu’un des chevaux avait rompu sa longe et s’était retourné. L’animal roulait des yeux dilatés, les oreilles plaquées en arrière.
— Tant pis, il n’ira pas plus loin, moi je dois faire demi-tour, décida-t-il.
De toute sa volonté d’homme épris de logique, Edgard Sabatier refusait de croire à ce qu’il avait vu et qu’il aurait pu voir encore, s’il avait osé regarder droit devant lui.
— J’ai intérêt à décamper d’ici.
S’efforçant de garder le contrôle de ses nerfs, il se remit au volant et enclencha la marche arrière, l’esprit vrillé par les hennissements des chevaux. Leur attitude lui prouvait qu’un phénomène anormal et peut-être dangereux était en train de se produire. Il voulut vérifier sa position à l’aide de la caméra de recul dont était équipé le 4 × 4, mais, à son profond étonnement, elle ne fonctionnait plus.
— Bon sang, manquait plus que ça, gronda-t-il entre ses dents.
Il braquait le volant, certain d’avoir assez de place pour effectuer son demi-tour, lorsqu’une terrible secousse ébranla la voiture. En pleine panique, il comprit que le van commençait à basculer sur la pente abrupte, hérissée d’arbres. Une clameur de rage lui échappa et il écrasa l’accélérateur avec l’énergie du désespoir. Conscient de lutter contre quelque chose de plus fort que lui, il sut en quelques secondes que ses efforts ne serviraient à rien.
Le 4 × 4 et son attelage dévalèrent au fond du ravin, avec des bruits atroces de tôle froissée, assortis des cris d’agonie des chevaux. Puis le silence se fit, ponctué de chants d’oiseaux. Sur la route déserte, il faisait doux, comme souvent au début de l’automne. La brume s’était dissipée, laissant le soleil couchant parer de pourpre et d’or un paisible crépuscule.