L'alchimiste de Sant Vicens

Auteur : Hélène Legrais
Editeur : Calmann-Lévy

Quand la beauté sauve et illumine.

Dans les années 50, l’atelier de céramique de Sant Vicens à Perpignan devient un haut lieu de la création artistique. La céramique est en vogue et les plus grands maîtres, tels Jean Lurçat ou Pablo Picasso, y réalisent leurs oeuvres, entretenant
une atmosphère de fantaisie et de liberté.
Cette effervescence n’est pas du goût d’André Escande, vieil atrabilaire cartésien qui a l’art moderne en horreur, et dont les fenêtres donnent sur ce repère de « barbouilleurs ». Sa femme Suzanne, au contraire, est éblouie par l’ambiance de l’atelier.
À l’insu de son mari, elle le fréquente assidûment et s’initie même à l’alchimie de la terre et du feu. Alors qu’elle ne sait comment révéler à l’irascible André sa secrète passion, Suzanne va trouver dans une petite fille autiste du voisinage, murée dans le silence et envoûtée par les motifs chatoyants des céramiques, une alliée inattendue…

18,90 €
Parution : Novembre 2022
432 pages
ISBN : 978-2-7021-8519-3
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Extrait

Le rire perlé cascada à nouveau sous le couvert des arbres, de l’autre côté de la haie. Dans les intervalles, on percevait une basse sourde qui insistait, provoquant un nouveau jaillissement de gaîté provocante. Aguichante. Irritante au plus haut point.
Excédé, il prit néanmoins le temps de poser, parallèlement au bord supérieur de son sous-main en cuir vert olive, le beau stylographe à la plume en or que ses collègues lui avaient offert pour son départ à la retraite, repoussa sa chaise et alla refermer la fenêtre d’un geste sec. Non mais !
André Escande détestait tout ce qui venait déranger son monde bien rangé. Et il détestait encore davantage devoir ainsi le défendre des agressions qui le mettaient à mal. Parce qu’à l’arrivée, c’était lui, André qui n’importunait personne, qui était quand même le perdant.
Ce mois de juin était particulièrement chaud, raison pour laquelle il avait laissé le battant à l’espagnolette. Privé de ce courant d’air rafraîchissant, il avait déjà l’impression d’étouffer. Il résista cependant à la tentation de desserrer sa cravate, pas question de se laisser aller ! S’efforçant d’ignorer les gouttes de sueur qui commençaient à couler le long de son épine dorsale, mouillant sa chemise, il alla se rasseoir derrière son bureau. Il s’appliquait à relire les dernières lignes qu’il avait tracées de son écriture régulière, nette et anguleuse, bien moulée et vigoureuse à la fois, quand un nouvel éclat de rire le fit sursauter. Il en lâcha son beau stylo qui laissa échapper un jet d’encre en signe de protestation. Le crachat macula ses notes de violet – il n’employait jamais une autre couleur – et il se leva d’un bond en jurant :
— Me cago en Déu !
Il fallait qu’il soit contrarié pour laisser ainsi remonter le catalan de son enfance, que l’école de la République lui avait appris, à grand renfort de punitions humiliantes, à enfermer à double tour dans les oubliettes de sa mémoire. Devenu professeur certifié puis agrégé, il avait lui-même puni certains de ses élèves, des « pancus1 » mal dégrossis, tout juste débarqués de leur campagne, pour moins que ça !
André Escande froissa rageusement la feuille tachée qu’il laissa tomber dans la corbeille vide. Le sacrifice qu’il avait consenti s’avérait inutile : les vitres closes ne parvenaient pas à contenir l’humeur badine des traîne-savates d’à côté !
— Quelque chose ne va pas, mon ami ?
Il ne l’avait pas entendue pousser la porte. C’était bien de Suzanne : la discrétion d’une petite souris. Et l’art de tomber à propos… il allait pouvoir défouler sa contrariété sur elle. Elle n’en prendrait pas ombrage, elle était là pour ça. Elle l’écouterait sans dire un mot, la tête légèrement penchée sur la droite, l’incitant par cette inclination compatissante à poursuivre jusqu’à ce qu’il ait déversé tout le fiel qui l’étouffait et gâtait son humeur.
Et, ce matin, il l’étouffait tellement qu’André Escande n’en trouvait même plus ses mots. Le bras tendu vers la fenêtre désormais fermée, la main tremblante, il éructait :
— C’est eux… Eux encore ! Eux toujours !
Dans son indignation, il en bégayait presque.
Suzanne ne demanda pas qui étaient ces « eux », ce pronom aussi pluriel qu’indéfini désignait toujours les mêmes : son mari en avait une fois de plus après leurs voisins de Sant Vicens. Comme quasiment tous les jours. La tirade qui allait suivre, elle la connaissait par cœur. À un ou deux mots près, elle ne variait pas.
— À croire qu’ils n’ont rien d’autre à faire de leurs journées que de me gâcher les miennes, ces soi-disant « artistes », ces imposteurs, ces jean-foutre, ces parasites…
Ça y est, il était lancé. Le train était sur les rails. Suzanne pouvait presque en entendre le roulement saccadé et rythmé. Il montait en puissance.
— Ces fainéants, ces esclafacanyes !
André Escande s’interrompit pour reprendre son souffle. La main sur la poignée de la porte, Suzanne patientait. Son mari ne se rendait jamais aussi vite. Il fallait un point d’orgue à sa tirade. Un point plus que final. Définitif. Et pas en catalan, évidemment.
Un regard autour de lui. Avisant l’épais volume ouvert sur son bureau, il s’en saisit et le brandit à deux mains – il était lourd –, grandiloquent.
— Ces jouisseurs, ces débauchés !
Il attendit deux secondes, les bras levés, le temps que les mots résonnent dans la pièce. Puis il reposa soigneusement la Bible sur sa liasse de notes. Voilà. Maintenant il avait fini.
Suzanne, qui avait de longues années d’entraînement derrière elle, réussit à rester impassible. Jouer les Moïse invoquant les Tables de la Loi quand on se prétendait athée, il y avait pour le moins de quoi s’en amuser, mais son mari était imperméable au second degré.
Elle se contenta de commenter en souriant, indulgente :
— Il faut bien que jeunesse se passe…
Qu’avait-elle dit là ? Elle regretta aussitôt cet adage, inoffensif en apparence, qui lui avait échappé. Il était censé clore la « conversation » – quoique, jusqu’ici, il s’agissait plutôt d’un monologue –, mais il eut l’effet contraire. Sans le vouloir, elle avait remis une giclée d’huile sur le feu de la colère de son époux. Qui redémarra aussitôt au quart de tour :
— Nous, c’est dans les tranchées que nous avons passé notre jeunesse. À verser notre sang pour la patrie. À mourir pour la France.
« Nous », toujours. Les années, les décennies, même, avaient eu beau passer, les événements les plus funestes pour l’humanité se succéder, il n’employait jamais que le pluriel quand il en appelait aux mânes de la Grande Guerre. D’aucuns avaient moins de scrupules quand il s’agissait d’évoquer, à tort ou à raison, ce qu’ils avaient enduré. Le « je » plein de gloriole était vite de sortie !

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