Celle qui fugue
« Je veux lui parler du tremblement de ma main posée sur la table, à qui j’interdis de se lever pour caresser sa joue. Je veux lui dire la sidération, je veux lui faire connaître le goût infect de la fin de l’amour. »
Alice erre en Corse. Alice erre la nuit dans les rues animées d’une ville méditerranéenne. Comme un automate, elle se rend à son travail, avant de rejoindre le deux-pièces impersonnel qui héberge ses insomnies.
Alice fuit.
Quelques jours plus tôt, son mari lui a annoncé qu’il la quittait. Même pas pour une autre. L’ennui a pris le dessus dans une relation autrefois tumultueuse.
Pour ne pas avoir à affronter la réalité, pour ne pas s’effondrer devant sa fille, Alice fuit.
Jusqu’à sa rencontre avec Siham, une jeune femme, presque une adolescente, qui la recueille un soir d’ivresse.
Dans Celle qui fugue, Cécile Tlili sonde le couple, de la passion à l’usure, avec ses doutes, ses sentiments mêlés et ses fausses certitudes. Un roman intimiste qui met à l’honneur deux femmes et leur désir éperdu de liberté.
Extrait
Dimanche, la nuit
Le réveil affiche 3 h 14. Mes yeux fixent un moment les chiffres rétroéclairés, puis se referment. Il ne reste que la nuit. J’essaie de respirer doucement, mais chaque inspiration semble venir gonfler la bulle sombre logée à l’intérieur de mon abdomen. Je rouvre les yeux. Ils s’habituent peu à peu à l’obscurité, parcourent les formes pas encore familières des meubles de la chambre, la chaise qui me tient lieu de table de chevet, le lampadaire de papier froissé. Ma gorge se noue à l’idée des trois longues heures qui me séparent de la sonnerie du réveil.
J’ai transpiré, et le contact de mon tee-shirt humide me glace le dos. Je serre mes mains entre mes cuisses, essaie de m’agripper à la sensation rassurante de ma peau contre ma peau. Je pense aux jours où il me suffisait de me blottir contre un autre corps, de glisser ma main par-dessus un autre torse et de sentir les battements d’un cœur dans le creux de ma main pour me rendormir.
Il est 3 h 21. Le temps s’écoule avec une lenteur impitoyable. Je m’allonge sur le ventre. Les draps ont encore l’odeur de plastique du sachet dont je les ai sortis hier après-midi. J’ai lu quelque part que les tissus neufs étaient chargés de produits chimiques, et je les imagine s’infiltrer par mes pores grands ouverts. La solitude rampe le long de mes bras, de mes jambes, je ramasse mon corps pour le soustraire à sa morsure, enfouis mon visage dans l’oreiller aux relents d’humidité, refoule les larmes qui montent dans ma gorge.
Je me lève, sens le contact du carrelage froid sous mes pieds, fais quelques pas, cherche à tâtons la poignée de porte. La lumière que projette le réverbère dans le salon gagne la chambre. Je distingue une pile d’habits au sol, attrape mon pull. Je m’avance vers la fenêtre du salon. J’aperçois des petits groupes venus s’échouer sur le trottoir à la fermeture du bar, des silhouettes immobiles devant les jeux pour enfants. Une ombre en sweat à capuche glisse devant l’immeuble d’en face, en proférant ce qui ressemble à des menaces, adressées à elle-même ou à son téléphone.
Autour de moi, la ville palpite, indifférente, rassurante. Comme je préfère ses bruits au silence de mes nuits corses.
J’avais fui en Corse en pensant échapper à mes peines, et pendant quelques heures, j’avais cru à la réussite de mon stratagème. Les contours de L’Île-Rousse qui se dessinaient dans la pénombre depuis mon hublot, le rose du ciel venu se joindre à celui de la ville à l’heure où le ferry repartait vers le continent, le maquis qui dégringolait depuis la fenêtre de mon petit hôtel de Balagne jusqu’à la mer. J’imaginais que la beauté de l’île allait éclipser mon chagrin. Mais il m’avait rattrapée sans perdre de temps, il était revenu nuit après nuit, enlaçant mon corps épuisé, à 2 heures, 3 heures, 4 heures du matin parfois, quand j’avais de la chance. Lorsque je m’avouais vaincue, lorsque je devais admettre que je ne me rendormirais pas, je me levais et m’accoudais au balcon. Les voix des derniers touristes de cette fin de saison s’étaient tues. Le village, un hameau plutôt, n’était pas éclairé. J’étais entourée par la noirceur du ciel et par celle, plus terrifiante encore, de la mer. J’avais essayé de braver le silence, attendant le passage d’une voiture ou le cri d’une bête, sortant même l’affronter dans les rues désertes, mais il n’avait jamais révélé la moindre faille. Dans mon oreille droite où quelques brasses coulées avaient ravivé une otite, mon pouls résonnait jusqu’à me rendre folle. Il ne me restait qu’à attendre l’aube, l’entrechoquement des tasses sur le plateau de la jeune fille qui commençait à dresser les tables du petit déjeuner, le soleil d’automne se hissant paresseusement au-dessus des collines pour m’accorder un répit de quelques heures.
J’ai renoncé à mes fantasmes d’évasion, pris le ferry en sens inverse, ma tristesse vissée au corps, et me voici de retour. Deux traversées de Méditerranée pour comprendre que je ne pouvais pas laisser mes peines derrière moi.
J’ouvre en grand la fenêtre pour permettre au fredonnement de la ville de gagner la pièce. Je m’assieds sur le canapé, m’enroule dans le plaid acheté pour camoufler l’assise de velours élimé. J’écoute les voix. Des voix de filles, des voix d’hommes, des mots en français et en arabe, des rires. Ils couvrent mes voix intérieures.
Une mélodie saturée de basses monte d’un appartement voisin. Après quelques secondes, le volume est brutalement poussé au maximum. Toute la rue a dû être arrachée en chœur à son sommeil. J’imagine les derniers instants d’une soirée de fête, l’ultime provocation lancée aux dormeurs avant de se séparer. Je me penche à la fenêtre. La musique provient de l’immeuble d’en face, deux étages en contrebas. Un garçon fume une cigarette, silhouette mince attablée dans une minuscule cuisine. J’attends quelques minutes pour voir si quelqu’un va le rejoindre, mais rien. À un moment, il bascule doucement le visage en arrière, semblant l’offrir aux rayons du réverbère, l’offrir aux regards de tous les curieux qui comme moi l’observent en cachette, à ces somnambules qui se sont retrouvés brusquement aimantés à leur fenêtre par quelques notes de metal. Il finit par aller éteindre son enceinte. Je retourne m’allonger sur le sofa. Je pense au garçon seul qui a fait hurler sa musique au milieu de la nuit, et cette pensée m’accompagne vers le sommeil.