L'Épreuve du feu

Auteur : Donna Leon
Editeur : Calmann-Lévy

Depuis quelques mois, des gangs d’adolescents sévissent dans les rues de Venise. Ils se provoquent sur les réseaux sociaux, s’affrontent violemment en pleine rue, et s’en prennent même aux membres de la questure…

Tandis que le commissaire Brunetti et sa collègue, Claudia Griffoni, enquêtent sur ce phénomène inquiétant, ils découvrent que ces garçons viennent tous de familles influentes dans les sphères politiques, juridiques et économiques de la ville. L’un d’entre eux est même le fils d’un héros de guerre adulé par les Vénitiens.

Mais les tensions vont crescendo et la corruption, vénérée et intouchable, s’apprête à faire de nouvelles victimes.

Brunetti devra choisir entre protéger la future génération ou préserver la paix des puissants avant qu’il ne soit trop tard.

22,50 €
Parution : 20 Août 2025
320 pages
ISBN : 978-2-7021-9298-6
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Extrait

Leurs tout premiers messages sur Instagram ne précisaient pas leur nombre et ne donnaient pas de lieu précis. Les participants s’étaient mis d’accord pour se retrouver ce soir-là sur la fondamenta della Misericordia, même si la bande de Castello estimait que c’était trop loin pour eux. Pourquoi pas Santa Giustina ? La décision finale fut prise par celui qui pensait que semer le trouble là-bas était une perte de temps : et la piazzetta dei Leoncini ? C’était plus près pour tout le monde, et leur action ne passerait pas inaperçue.
En moins de dix minutes, les deux bandes investirent la Piazza, l’une depuis la calle de la Canonica, l’autre en passant sous l’Orologio. Elles se rencontrèrent en silence ; on n’entendit que les grognements et le bruit étouffé des poings qui s’abattaient sur une épaule ou sur une tête. Ce fut bientôt un méli-mélo de membres en mouvement : les lutteurs tombaient de tout leur long ou sur les genoux, se relevaient, puis assenaient un coup sur une nuque, avant de se prendre un croche-pied et de s’affaler par terre.
L’un des gangs était plus important que d’habitude : les caméras de surveillance permirent de dénombrer douze membres, dont six furent identifiés pour la première fois ; les six autres étant déjà connus des services de police. Le gang adverse comptait dix gamins, dont l’un tenait un bout de tuyau métallique ; après s’en être servi pour briser une vitrine, lui et deux acolytes s’étaient rempli les poches de montures de lunettes.
Manque de chance, après toutes ces tergiversations pour se mettre en route et leur besoin d’exaltation bruyante, ils arrivèrent sur la Piazza San Marco trois minutes après la relève du poste de police près du Caffè Florian. Ainsi, deux équipes de policiers entendirent leurs cris et leurs hurlements grandissant du côté de la Basilica ; cinq de ces policiers se précipitèrent aussitôt sur la Piazza et tombèrent sur l’échauffourée.
Il se trouve que deux autres agents, en mission spéciale de 23 heures à 5 heures du matin – dans le cadre des mesures prises par la municipalité pour assurer la sécurité de la ville pendant la nuit –, arrivèrent sur la place Saint-Marc, de sorte que les garçons, dont certains se rendaient compte, à leur corps défendant, que les contusions et les coups n’étaient pas aussi amusants qu’un match de basket, se retrouvèrent sans défense devant sept agents de police.
Face aux nombreux policiers pourvus de matraques et de pistolets, la poussée d’adrénaline du combat se transforma chez les garçons en une peur primale. Les forces de l’ordre anéantirent leur sensation d’avantage numérique et firent éclater la bulle de leur vaillance. Le plus jeune mouilla son pantalon ; un autre cacha son visage dans ses mains, un troisième fit deux pas avant de s’écrouler sur l’une des passerelles prévues à cet endroit en cas d’acqua alta.
Devant le malaise que leur seule présence causait chez les garçons, les agents durcirent le ton et forcèrent les jeunes à se diriger vers le poste. Ils ne les touchèrent à aucun moment : tels des cow-boys, ils les rassemblèrent à coups d’ordres monosyllabiques. Deux des garçons semèrent discrètement des lunettes dans leur sillage.
Macaluso, le sergent qui avait observé leur petit manège depuis les marches du poste, retourna à l’intérieur, sortit une pile de formulaires du tiroir de son bureau et posa une douzaine de stylos dessus.
Quand les premiers garçons entrèrent, il leur indiqua les documents : « Prenez un stylo et un formulaire. Remplissez-le et donnez-le-moi quand vous aurez fini. »
Le plus petit des gamins prit un air suppliant : « S’il vous plaît, signore, je peux passer un coup de téléphone ? » On sentait qu’il était au bord des larmes, mais l’agent, bien que père de trois enfants, asséna un « Silenzio ! » au groupe. Dès que les bavardages cessèrent, il ajouta : « Non, vous ne pourrez pas téléphoner tant que vous n’aurez pas rempli le formulaire. Après, chacun de vous pourra passer un coup de fil. » Il vit un jeune à l’arrière du groupe prendre son portable et appuyer sur les touches.
« Andolfatto, va chercher ce téléphone », ordonna le sergent à son collègue en désignant le garçon en question. L’agent confisqua le smartphone avant que le gamin puisse le cacher.
« C’est mon… », se récria-t-il, mais le policier lui lança un regard si glacial que le garçon se pétrifia. L’officier retourna à son bureau et jeta le téléphone dessus.
Pendant ce temps, un autre garçon cacha son portable dans sa main et se mit à taper un message, mais la lumière de l’écran se refléta dans les lunettes de son voisin. Le sergent aperçut la lueur et se leva. Le téléphone suivit le même chemin que le premier. Le sergent se saisit de la corbeille à papier à côté de son bureau et la renversa par terre. Pêle-mêle, des formulaires déchirés, des mouchoirs usagés, trois ou quatre plans de Venise froissés et six ou sept gobelets maculés de traces de café. Le sergent jeta un coup d’œil à la corbeille pour vérifier qu’elle était vide, puis s’avança vers le groupe.
« Bon, écoutez-moi bien. Il y en a deux parmi vous qui se sont mal comportés, et vous allez tous en payer le prix. » Il fourra la poubelle dans les mains du garçon le plus proche et s’adressa à l’ensemble d’une voix forte : « Quand votre ami passera près de vous, mettez votre téléphone dedans. » Il y eut un soupir collectif, suivi de « Mais… » indignés.
Vif comme l’éclair, le sergent vint se camper devant un garçon de seize, dix-sept ans, plus grand que lui et de loin plus musclé. « Tu as quelque chose à dire, fiston ? demanda-t-il d’un ton impassible. Tu ne pouvais pas attendre pour appeler ta petite maman ou ton petit papa, hein ? Eh bien, maintenant, vous allez tous devoir vous servir de mon téléphone, l’un après l’autre. »
Il couva les jeunes d’un œil noir. « Si ça vous pose un problème, arrangez-vous avec votre copain », et il regagna son siège.
Le garçon revint avec la corbeille à papier la posa par terre près du bureau. Avant que le sergent ne le lui demande, il sortit son téléphone de la poche latérale de sa veste et le posa calmement sur les autres.
« Ils sont bien tous là ? demanda le policier au garçon.
— Oui, monsieur.
— Combien y en a-t-il ?
— Vingt-trois, monsieur », répondit-il en baissant la tête. Puis il ajouta timidement : « Galvani en avait deux. »
Le sergent observa le garçon et comprit soudain qu’il avait peur d’être tenu pour responsable de cette situation. Il se pencha sur son bureau et chuchota, de façon que seul le garçon pût l’entendre : « Tu crois qu’il est schizophrène ? » et il sourit. Comme le jeune n’eut aucune réaction, l’agent précisa : « Ce qui fait qu’il a besoin de deux téléphones ? »
Le garçon mit un moment à comprendre, mais même lorsqu’il eut fini par saisir la plaisanterie, il se retint de sourire. « Oui, monsieur », confirma-t-il.

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