Quand fleurissent les magnolias
Dans les lueurs de l'aube du début du XXe siècle, Madeleine Fourcade, treize ans, quitte la métairie familiale pour devenir domestique chez les Amiel, une famille bourgeoise du Pays d'Olmes ayant fait fortune dans l'industrie textile. Entre les murs de Réviroles, la jeune fille découvre un monde nouveau, fait de luxe et de secrets et elle devient le témoin privilégié des tensions et des drames qui secouent la famille Amiel.
Au fil des mois et des années, un amour défiant les conventions sociales, naît entre Madeleine et Louis-André, le fils aîné. Mais Germaine Amiel, belle-mère redoutable et manipulatrice, veille à préserver la réputation familiale, et ce quel qu'en soit le prix
Tandis que les magnolias fleurissent, les destins s'entremêlent inexorablement. Entre amours interdits et guerres dévastatrices, drames familiaux et luttes sociales, Madeleine et Louis-André devront trouver leur place dans un monde en pleine mutation.
Georges-Patrick Gleize retrouve ses terres ariégeoises et tisse une fresque familiale poignante, où les destins individuels s'entremêlent aux bouleversements de l'Histoire et où malgré les épreuves, l'espoir renaît aussi sûrement que les fleurs de magnolia.
Extrait
Prologue - Un matin d’avril
Lavelanet, Ariège, avril 1972
Un nuage de pigeons virevoltait par-dessus les toits dans le ciel gris. Au gré du vent d’avril, la masse protéiforme tournoyait en une spirale infernale, montant et descendant, pour survoler tantôt le toit de l’église Notre-Dame-de-l’Assomption, tantôt la mairie, rasant la toiture du collège ou celle de la caserne des pompiers, cherchant désespérément un terrain pour s’abattre brutalement, telle une nuée de criquets pèlerins dans le ciel des savanes africaines. Sur la place du marché, les gens ne prêtaient guère attention aux volatiles, plus préoccupés de se protéger de ces rafales glacées qui caractérisent cette bise coupante que ceux du pays appellent familièrement le vent des Rameaux. Ils marchaient, légèrement courbés en avant, une main sur le couvre-chef, le cabas dans l’autre, du stand d’un marchand de primeurs à celui d’un fromager. Ils s’agglutinaient ici devant l’étal d’un poissonnier ambulant où limandes, truites et sardines se doraient frileusement sur un lit de glace, là devant celui d’une commerçante en lingerie fine où dentelles, soie et satin aguichaient discrètement les passants.
Bienheureux étaient les marchands forains disposant d’un éventaire à l’intérieur du marché couvert ! À l’abri des courants d’air et des humeurs du vent taquin, sous la charpente en fer déjà rouillée, recouverte de plaques en tôle ondulée, orgueil défunt d’une municipalité passée, ces commerçants n’éprouvaient pas les petits désagréments ordinaires promis aux marchands ambulants au fil des saisons du 1er janvier au 31 décembre. Il était ainsi inutile pour eux d’installer un de leurs grands parasols rectangulaires et de le haubaner solidement aux angles par quelques masses de plomb. Il était tout aussi inutile de disposer d’un de ces petits groupes électrogènes japonais pour faire fonctionner la caisse enregistreuse. Une simple rallonge sur les blocs multiprises du marché couvert suffirait. Ils n’avaient qu’à attendre le passage du placier qui, benoîtement, la sacoche en cuir sur le ventre, le sourire convenu, viendrait percevoir la dîme municipale.
En ce petit matin de printemps, le souffle du vent frisquet faisait accélérer le pas du promeneur dans les rues. À l’école Lamartine comme à celle de Jeanne-d’Arc, les maîtres avaient écourté la récréation, faisant rentrer les élèves plus tôt en classe. Inutile que ces chères têtes blondes attrapent un refroidissement ! Ils avaient assez de souci comme ça pour ne pas trouver un prétexte qui augmenterait le taux d’absentéisme et nourrirait les jérémiades habituelles des parents. Encore fallait-il faire preuve de bon sens et regarder comment ils étaient attifés le matin pour la journée ! Alors que les aiguilles de la grosse pendule de l’hôtel de ville marquaient presque onze heures, le zéphyr glacé colporta le son lugubre de la cloche de l’église de Notre-Dame-de-l’Assomption. Elle sonnait le glas d’une seule note, rappelant à tout un chacun, quelle que soit sa condition – riche ou pauvre, puissant ou misérable –, l’ultime destinée de la courte vie qui lui était ici dévolue par les lois de la Création.
Madeleine Fourcade, une femme âgée et légèrement voûtée, sortit de sa petite maison pour aller faire un tour au marché. Ici, dans ce quartier où elle habitait depuis presque quarante ans, tout le monde l’appelait familièrement Mado. Elle faisait partie du paysage, comme les réverbères qui éclairaient médiocrement les rues, la nuit tombée. Elle huma l’air frais, frissonna une fraction de seconde, puis rentra instinctivement la tête dans ses épaules. Combien de fois sa mère aujourd’hui disparue ne lui avait-elle pas seriné aux oreilles le vieil adage populaire, En avril, ne te découvre pas d’un fil ! Son visage esquissa une grimace. Elle réajusta le gilet en laine des Pyrénées, enfila son manteau et le boutonna jusqu’au cou. Puis elle tira doucement derrière elle la porte en chêne, patinée par le temps, et s’en alla à petits pas.
Fruit de l’accumulation des deuils familiaux, à l’image des temps anciens, Madeleine Fourcade était vêtue de noir ou de gris depuis presque trente ans. Au lendemain de l’invasion de la zone libre, en novembre 1942, elle avait abandonné les vêtements de couleurs claires. « Au moins, à mon âge, j’ai la décence de ne pas ressembler à un cacatoès ! », lançait-elle à l’encontre de tous ceux qui l’auraient habillée de tenues plus chatoyantes. Cela lui évitait les interrogations cornéliennes de ses consœurs qui, plus jeunes de quelques années, conservaient malgré leur âge quelque désir de séduction. Le fichu noué sur la tête, un mauvais cabas de toile usé à la saignée du bras, Madeleine leva les yeux et contempla les pigeons qui virevoltaient toujours. Porté par le vent, elle entendit le glas qui sonnait, lugubre. Et la vieille femme esquissa, par réflexe, un bref signe de croix.
Pour Mado, il était inutile de se presser. Si elle achetait trois ou quatre bricoles pour faire comme tout le monde, c’était bien souvent avec les rebuts de la vente des légumes qu’elle remplirait son cabas à l’approche de midi. À qui la faute ? C’était là la rançon d’une médiocre retraite. Toute sa vie, elle avait pourtant besogné dur, levée dès l’aube, couchée bien après tout le monde. Née dans une famille paysanne, fille d’un couple de pauvres métayers, endurcie toute gamine au travail de la terre, Mado avait été placée à l’âge de treize ans dans une famille aisée de la ville, pour alléger le nombre de bouches à nourrir à la ferme. Et, à l’image de la plupart des employées de maison, elle avait servi comme domestique sans être évidemment déclarée. Plus tard, devenue adulte, à l’instar de beaucoup de femmes du pays, elle avait travaillé à l’usine, debout des heures durant dans la filature, puis aux métiers, assourdie par le bruit des machines, courbant l’échine sans oser s’indigner de l’exploitation qu’un patronat paternaliste pratiquait sans vergogne.
Comme beaucoup de ceux qui dans la rue entendaient sonner le glas, Mado ignorait de qui on allait célébrer les obsèques ce matin-là. La lecture des avis de décès du quotidien régional que le facteur déposait dans sa boîte la renseignerait assez pour lui permettre d’échanger quelques considérations avec sa voisine. La vieille dame cheminait vers la boulangerie, distante d’une bonne centaine de mètres. Derrière les baies vitrées de la devanture que la jeune patronne s’était efforcée de moderniser, de grandes corbeilles en osier tressé présentaient les différents types de pain que le magasin pouvait offrir à ses clients. Dans un angle de la vitrine, le prix était indiqué sur une ardoise. Curieusement pour un jour de marché, la boutique était ce matin-là étrangement calme. Mais à peine eut-elle franchi la porte que Mado avait été aussitôt interpellée par un client qui avait vitupéré à ses oreilles :
— Vous trouvez ça normal, vous, madame ?
— Mais monsieur…
— Moi je dis que c’est un scandale, vous m’entendez, un scandale ! Voir ça aujourd’hui… en 1972 !
Et le bonhomme avait quitté le magasin en claquant la porte, fulminant de rage. Madeleine Fourcade avait levé la tête, interloquée. La patronne n’avait pas répondu. Elle avait sa mine des mauvais jours. S’agissait-il du prix d’un gâteau que le client irascible trouvait singulièrement exagéré ? Inutile d’interroger la jeune employée qui la secondait. Avec des gestes gauches témoignant d’un évident manque de savoir-faire, elle s’évertuait à mettre délicatement une tarte aux pommes dans une boîte à gâteaux en carton. D’un signe de tête, Madeleine désigna sa baguette habituelle, ouvrit son porte-monnaie et régla son emplette, tandis que le fâcheux, emporté par l’agitation du vent d’avril, continuait à déverser son ire sur le trottoir.
Mado ramassa sa monnaie, glissa son pain dans son cabas et s’apprêtait à sortir, quand elle croisa Josette Duplas sur le pas de la porte. Son imperméable bleu strict soulignait l’austérité de son allure, tandis que ses cheveux gris argent, assez permanentés pour ne pas être décoiffés par les rafales du vent fripon, lui donnaient la silhouette intemporelle des grands-mères du pays. Pour être un peu plus jeune que Mado de quelques années, Jo, comme les voisins l’appelaient, était, elle aussi, une retraitée du textile. Agile de ses doigts dans sa jeunesse, elle avait effectué une grande partie de sa carrière comme rentrayeuse, usant ses yeux à refaire des portions de trame ou de chaîne lorsqu’une déchirure se produisait dans une pièce d’étoffe. Josette Duplas et Mado se connaissaient pour habiter le même quartier et appartenir à cette génération qui avait traversé deux guerres mondiales.