Je rouille
« Ils sont rares les moments comme maintenant où je la regarde vraiment, juste pour savourer. La plupart du temps je suis plutôt occupé à essayer de savoir de quoi j’ai l’air dans ses yeux. »
Comme chaque été, les touristes affluent sur le littoral, quelque part au sud de la France. Et Noé navigue entre ses amis, toujours les mêmes, et le restaurant de la plage où il travaille pour son père.
Comme chaque été, Noé n’attend qu’une chose : retrouver Léna.
Léna est parisienne, charismatique, cultivée, rien ne semble l’atteindre. Elle rayonne tandis que Noé se perd dans ses incertitudes. Qu’est-ce qu’elle peut bien lui trouver, à lui qui n’a rien d’autre à offrir que ce bord de mer et cette bande de copains un peu bancale ? Il le sait, un amour de vacances, ça ne dure pas. Mais est-ce une raison pour tout gâcher ?
Dans une langue nerveuse et ciselée, Je rouille dépeint un amour incandescent, à la fois unique et inquiétant. Et révèle ainsi un jeune homme qui se cherche et qui pense trouver des réponses dans le regard de l’autre.
Extrait
Le soleil, il tape moins fort. J’ai plus besoin de plisser les yeux comme un con pour regarder Léna. Ça fait ressortir mon bronzage, et avec le sel et le vent, je sais pas, ça fait un bon mélange et mes cheveux, ils sont comme je les aime. Et si je les aime comme ça, c’est surtout que Léna m’avait dit une fois que ça me rendait plus beau et que ça me donnait un air plus farouche. Je savais pas trop ce que ça voulait dire, mais j’avais déjà entendu ce mot et je crois que je comprenais un peu le sens au fond. De toute façon je m’en foutais, l’important c’est que ça me rendait plus beau. Et y a qu’à voir comment elle me regardait en disant ça.
Léna, son regard il ment jamais, et quand elle me trouve beau elle le dit soit avec la bouche, soit avec les yeux. Moi, je dis jamais des trucs comme ça, et encore moins quand je les pense. Mais ça Léna, elle s’en fout. Elle a pas besoin que je lui dise pour le savoir, qu’elle est belle.
Ça fait plusieurs fois qu’on se pose dans cette crique. Suffit de marcher vingt minutes sur le sentier du littoral depuis le bout de la plage pour être tranquilles.
J’ai oublié de prendre une serviette, comme d’habitude, alors on est tous les deux sur la sienne, reliés par le fil de ses écouteurs et y a le même morceau de quatre minutes cinquante et une qui passe en boucle depuis tout à l’heure. J’aimerais bien changer, mais l’iPod est posé sur son ventre et j’ai pas envie de la réveiller. Je préfère profiter qu’elle dorme pour regarder encore un peu son visage tourné vers le ciel, bien droite face au soleil, comme si elle l’avait pas assez pris des vacances. Comme si bronzer, c’était une activité très sérieuse, et qu’une perte de concentration le dernier jour pourrait gâcher tout le travail accompli jusqu’ici. Comme si elle voulait emporter le plus possible de soleil avec elle à Paris. C’est mignon, mais ça m’énerve, parce que je sais très bien que tout ce qu’elle veut, c’est rester jolie le plus longtemps possible, surtout jusqu’à la rentrée, pour retrouver son copain et qu’il la trouve plus belle que toutes les filles qu’il a vues pendant les vacances et que si jamais il croyait qu’il l’avait oubliée, qu’il change d’avis tout de suite en la voyant. Le monoï lui fait la peau presque orange et j’aime bien ça. Elle est plus belle que quand elle est arrivée il y a trois semaines. Elle était toute blanche et je me rappelle même que je m’étais dit qu’elle était moins belle que l’été dernier, et j’ai eu peur qu’elle me plaise moins qu’avant ou même plus du tout. Mais j’ai vite compris qu’en fait non. Et surtout quand on a commencé à se parler, elle était beaucoup plus à l’aise que moi, et ses yeux bleus me faisaient presque peur, tellement ils allaient profond à l’intérieur de moi.
Ils sont rares les moments comme maintenant où je la regarde vraiment, juste pour savourer. La plupart du temps je suis plutôt occupé à essayer de savoir de quoi j’ai l’air dans ses yeux, à regarder au loin en faisant semblant d’être dans mes pensées alors qu’elles sont tournées vers elle, à me demander si elle, elle est tournée vers moi. Et sa beauté, j’en suis surtout conscient quand je vois comment les autres la regardent et puis si elle était moche, mes potes auraient pas hésité à se foutre de ma gueule la première fois que je l’ai embrassée. Comme quoi tout ça n’a rien à voir avec comment je la trouve jolie, mais plutôt comment ça me rend fier qu’elle le soit.
On vient de fumer un joint et ça commence à me faire tourner la tête et surtout le contact avec son corps, je le ressens plus que d’habitude. Encore plus que quand on baise et qu’au final je ressens pas grand-chose parce que je pense trop à ce que je suis en train de faire, comment je suis en train de le faire, et à ce que je pourrais faire pour lui procurer plus de plaisir. Alors que là, y a juste mon tibia le long de sa jambe mais j’ai l’impression que le contact se diffuse sur toute la surface de mon corps, qu’il fait le tour de moi comme si elles étaient trois Léna à me recouvrir entièrement. J’aimerais bien, moi, qu’on reste collés l’un à l’autre, et que le soleil se fixe à cette hauteur encore quelques heures. Mais faut pas rêver. Tout ce qui va se passer, c’est que la nuit va tomber, et qu’elle va passer super vite, comme toutes celles du mois d’août. Et demain Léna rentre à Paris.
— Tu peux changer si tu veux.
Elle parle sans ouvrir les yeux, et ça me surprend. Peut-être qu’elle sait que je la regarde depuis tout à l’heure. Ou alors elle m’a juste senti bouger.
Je prends son iPod mais je sais pas quoi mettre.
— Je mets quoi ?
— C’que tu veux…
Avec Léna, c’est compliqué pour moi de savoir ce que je veux. La seule chose que je suis sûr de vouloir vraiment, c’est d’être à son goût. Et pour ça j’ai pas des milliards de trucs auxquels me fier. Juste quelques phrases que je l’ai entendue dire, enregistrées dans ma tête, du genre qu’elle aime bien les mecs mystérieux, ou encore que c’est énervant les gens qui font des ronds quand ils recrachent la fumée de leur clope ou de leur joint. Du coup je fais bien attention à pas faire de rond quand elle est là alors qu’avec mes potes j’arrête pas d’en faire, et pour ce qui est d’être mystérieux, ça fait aussi partie des choses que je suis pas bien sûr de comprendre, mais dans le doute je me contente de pas trop en dire sur moi. Et ça au moins c’est pas compliqué.