De l'autre côté de la vie
« Autrefois, nous étions tous inoffensifs. Nous avions tous ou presque ces visages un peu niais, dénués de caractère. […] Nous étions inoffensifs et nous aurions dû le rester pour demeurer des hommes. »
Un homme parle. Il raconte sa fuite hors de Paris, avec ses deux enfants. La ville, en proie à la guerre civile, est en feu.
Il veut rejoindre une République du Jura sans doute illusoire. Dans un pays dévasté par le conflit, sa seule mission doit être de préserver les siens de la cruauté.
La route, parcourue en voiture, à dos d’âne et souvent à pied, sera longue. Elle sera semée de dangers mortels, illuminée par la beauté de certaines rencontres. À travers champs, à travers bois, il tâche de se raccrocher à ce qu’il peut conserver d’humanité et d’amour.
Ce roman haletant aux allures de conte ou de rêve évoque autant notre pays que l’itinéraire d’un homme vers l’essence de la vie.
Extrait
J’ai pris une voiture solide et lourde, carénée à l’avant. Je pensais qu’elles auraient toutes disparu mais il en restait quelques-unes dans le garage en fusion de la rue Taitbout. À notre arrivée, tout semblait détruit : on avait l’impression qu’une bombe avait explosé. Tout était tordu, calciné, comme emporté par un souffle de feu. Après les cocktails Molotov, la température, paraît-il, est montée jusqu’à mille six cents degrés, brûlant et fondant les structures métalliques. Mais sur le parking, les voitures les plus lointaines étaient intactes, prêtes à partir, clefs sur le tableau de bord. Les employés du garage se les étaient peut-être réservées. Sans doute. Ils n’avaient pas eu le temps. Il y avait en plus deux jerricanes d’essence. Largement de quoi arriver au but.
On racontait que les rues jusqu’au périphérique étaient les plus dangereuses, par leur étroitesse, par la lenteur de conduite qu’elles supposent. J’ai fait monter les enfants dans la voiture, je les ai attachés, soigneusement, comme autrefois, si ce mot a un sens, et je me suis mis au volant. La voiture était beaucoup plus lourde et massive que la mienne, plus propre à la tâche que je lui assigne donc, mais il m’a fallu quelque temps pour m’y habituer. Ma première berline allemande, en somme. J’ai démarré, j’ai fait une marche arrière. Et dans le rétroviseur, les flammes montaient, avec leur puissance de destruction et d’anonymat : les meurtriers sans visage. Puis j’ai enclenché la marche avant. La voiture a réagi avec une souplesse qui m’a étonné, surtout pour une automatique, mais je crois que toutes ces distinctions n’ont plus lieu d’être. Comme la plupart des distinctions d’ailleurs.
À l’arrière, ma fille a demandé comment nous allions retrouver maman. Je n’ai pas su quoi répondre. J’ai dit : « Bientôt. » Ce n’était pas la bonne réponse. Qu’est-ce que je pouvais dire ?
Nous sommes passés près des flammes et il a brusquement fait chaud dans l’habitacle. Les têtes des enfants se sont tournées vers le feu. Dans cette apocalypse locale qui se reflétait sur les vitres teintées, une part de l’ancien monde disparaissait. Et cela, ils le comprenaient très bien.
Nous sommes sortis de la concession. Je suis allé vers le nord pour rejoindre le périphérique. Comme les GPS ne marchent plus – tous les réseaux informatiques, d’ailleurs, pour la majeure partie de la population –, je suis allé un peu au hasard des rues mais dans la bonne direction. J’ai habité Paris toute ma vie ou presque et même si je ne connais plus très bien ces quartiers, j’y ai quelques repères.
Les petites rues m’inquiétaient néanmoins. Je me suis engouffré dans le labyrinthe en roulant lentement, observant de tous côtés les éventuels obstacles. Les barricades, les pillards. On dit que la Samaritaine a été le premier magasin visé par les pillages. Le magasin des riches. Depuis, une bonne partie de la ville a été mise à sac. C’est toujours comme ça : l’ordre, qu’il soit bon ou mauvais, s’effondre et les pillages commencent. La société se disloque à une vitesse effarante et les hommes se dévorent entre eux, comme si nous n’avions jamais été que des animaux.
J’ai éteint les phares en espérant que la voiture traverserait la nuit dans un parfait silence. Des lampadaires subsistants permettaient de voir. Dans d’autres rues, la nuit nous enveloppait d’une noirceur menaçante. Les habitants avaient sans doute déserté. Je n’aime pas cette nuit nouvelle qui s’est emparée des villes. Ce n’est ni la nuit d’autrefois, gonflée d’une lumière diffuse, ni l’obscurité des campagnes, c’est la nuit des abandons et des détresses. La nuit d’une ville désertée avant même les combats. La nuit de l’exode.
Soudain, au loin, un feu de poubelles. Des hommes édifiaient un barrage.
— Papa…
— Je les ai vus.
Ma voix était calme. J’étais paniqué mais ma voix était calme. À l’accélération, le bruit du moteur s’est accru, et les hommes au loin se sont redressés. Ils m’ont fait penser à des animaux qui se relèvent pour la proie. J’ai encore accéléré. Là-bas, ils se sont précipités pour jeter sur la chaussée ce qu’ils trouvaient, je n’ai pas bien vu, une poubelle je crois, peut-être une caisse de bois, d’autres obstacles encore. Un homme s’est placé au milieu de la chaussée et j’ai compris alors que nous étions passés dans un autre monde, parce que, sans haine et sans colère, j’ai enfoncé le barrage et sans doute écrasé l’homme. Peut-être pas, j’espère qu’il s’est jeté loin de mes roues. La voiture est solide, elle nous a sauvés, tout a volé devant elle. Fétus de paille. Jamais je n’ai imaginé qu’un jour tout cela pourrait arriver. Et jamais je n’aurais cru qu’un homme se jetant devant ma voiture ne serait plus qu’un obstacle à écarter, comme une poubelle ou une caisse de bois.
Dans le rétroviseur, j’ai surpris l’effroi de mes enfants. Je me suis redressé dans mon siège et je me suis repris. Ma fille se tenait toute droite et muette, paralysée. Je ne l’avais jamais vue ainsi et je ne parvenais pas à saisir son regard.
— Alice…
Ma voix était douce, comme pour apprivoiser un animal. Ma fille n’a pas répondu, n’a manifesté aucun signe et elle est restée figée de peur comme si on lui avait soufflé son âme.
Alexandre lui a pris la main. C’était ce qu’il fallait faire. Un contact. La chaleur d’une main. Le corps de ma petite fille s’est affaissé contre le dossier de la banquette. Son regard n’est pas revenu à la vie et le même effroi la figeait, mais ce n’était plus la même tension. J’aurais voulu m’arrêter et la prendre dans mes bras, la consoler, la rappeler parmi nous (quel est ce nous dont je parle, sinon une illusion des anciens mots, d’une humanité commune qui n’existe plus ?), mais ce n’était pas possible, bien sûr, rien n’était plus possible.
Nous avons débouché sur une porte de Paris. Quelques feux brûlaient et au loin un grand incendie dévorait le ciel, à Gennevilliers, je pense. Je n’avais jamais aimé cette banlieue – de mauvais souvenirs – mais je demeurais immobile devant la dévastation. Ils détruisaient tout en voulant tout sauver. Et il ne resterait que des ruines, de Paris ne subsisterait peut-être rien, dans l’océan des haines qui nous avait engloutis.
J’ai roulé lentement sur l’espace qui séparait Paris du périphérique. Cela ne pouvait pas être si simple. Les routes vers la province sont barrées. C’est du moins ce qui se raconte, en réalité plus personne parmi nous ne sait grand-chose. Les gens comme moi, je veux dire, restés loin de la guerre – pour autant que c’est possible. Je fais partie de ceux qui la subissent, pas de ceux qui la font. Je n’ai jamais été bien dangereux. Un être inoffensif. Juste un individu sans importance. Aucune haine, aucune violence, aucun mal ne m’a jamais donné le statut de bourreau – pas plus que celui de saint.